Chapitre 7 : Charlotte et Colin Speed

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Samedi 1er avril, 20h35.

Si Colin avait des poches sous les yeux, je ne lui avais pas vu un air aussi serein depuis bien longtemps. Il regardait sa femme en face, ce que je ne l’aurais jamais cru capable de faire. Quant à Charlotte, elle portait deux fois moins de maquillage que d’habitude (elle en portait toujours bien trop, mais moins que d’habitude). Sa robe était si simple que je me demandai si elle n’avait pas pioché dans la penderie de sa bonne. Je n’ai aucune preuve de l’existence de cette dernière, mais j’ai beaucoup de mal à imaginer Charlotte Speed en train de faire la poussière dans les escaliers. Une fois, notre homme de ménage est tombé malade, et les serveurs ont été obligés de nettoyer le restaurant chacun leur tour après leur service. Même Paige a râlé. Ça veut tout dire.

- Si je t’ai amenée ici aujourd’hui, commença Colin, c’est que je veux t’annoncer quelque chose d’important. On ne se croise presque plus à la maison…

- Elle est si grande…, confirma-t-elle.

Colin eut un regard surpris, décontenancé par la réponse inattendue de sa femme si matérialiste.

- Oui, elle est, euh… grande…

Il fronçait toujours les sourcils mais finit par sourire, comme persuadé qu’une bonne étoile avait jeté un sort à Charlotte. Il reprit :

- Je t’aime, chérie, tu le sais, mais…

Le temps se figea. J’imaginais déjà le retournement de situation incroyable qui allait peut-être se produire. Je voyais d’ici le regard consterné de mes lecteurs, épatés par le fait que ce soit Colin qui quittât Charlotte en premier. J’allais être traduite en une dizaine de langues, il y aurait même un film basé sur mon récit.

- ...mais je n’en peux plus de ce travail que je n’aime pas ! J’en ai assez de devoir ressembler à mes parents à longueur de journée, de parler chiffre d’affaire et profits du matin au soir…

Ou alors il allait encore parler de peinture. Je le savais. J’aurais mieux fait de raconter l’histoire de cette vieille qui a perdu ses poissons (elle s’en était plainte à Paige -excédée- pendant toute cette semaine)… Je veux dire, ça se perd pas comme ça des poissons. Cette histoire mérite clairement d’être creusée.

Il fermait les yeux, redoutant la réaction de son épouse. Ce type me désespérait. Est-ce qu’il est encore temps de changer de récit ? Depuis que j’ai appris pour ces poissons, cette histoire me fascine.

- Je te comprends, Colin, moi aussi je rêêêêêve d’une vie plus...simple, dit-elle d’un air trop enjoué, grimaçant presque en prononçant le dernier mot.

Colin écarquilla les yeux comme si elle venait de lui annoncer qu’elle s’engageait dans une association caritative (« Quelle idée de donner notre argent à des personnes que nous ne connaissons même pas ! », l’avais-je entendue dire une fois).

- Donc… Tu me soutiens ?! S’enthousiasma Colin. Je prévois de démissionner le plus vite possible, et je te promets de reprendre le boulot si nos finances ne se portent toujours pas correctement au bout d’un an !

Si je n’avais aucune confiance et aucun passif dans ce restaurant, j’aurais juré que Mme Speed venait de croquer dans un légume pourri. Genre, vieux de plusieurs siècles (au moins).

- Hum, qu’entends-tu par « correctement » ? Demanda-t-elle nerveusement. Et comment peux-tu être sûr que tes parents te reprendront chez Speed Industries ? Je te soutiens, mon chéri, n’en doute pas, mais…

Oui, « MAIS ».

- Je ne travaillerai pas nécessairement là-bas, je trouverai bien quelque chose, avec toutes les études que j’ai faites. Et puis, j’ai repéré un magasin de vêtements qui recrute, dans la rue d’à côté. J’ai pensé que… Enfin, comme tu adores la mode…

Le regard de Charlotte se durcit. On ne plaisantait pas avec la mode.

- C’est un magasin de luxe, au moins ? Un grand couturier ?

- Je n’en sais rien, j’ai juste…

Armamie ? Louis Avorton ? YSL ? Canel !

- Vraiment, je n’ai pas fait attention à ça, Charlotte.

- Ce doit être Canel, il y a une boutique à deux rues d’ici.

Il y eut un silence. C’était la première fois que je voyais Charlotte se montrer enthousiaste à propos d’un travail. C’était la première fois que je la voyais supporter une discussion impliquant qu’elle travaille, d’ailleurs. Cependant, elle se rappela bien assez vite qu’elle ne travaillerait pas si elle n’en avait pas décidé ainsi. C’est alors que j’assistai à l’exécution de son fameux plan.

- Mon chéri, j’aimerais tellement te soutenir dans ce… Si beau projet qui est le tien, mais…

Elle fit une pause théâtrale avant de commencer à pleurer grossièrement, s’attirant le regard des seuls clients qui ne leur lançaient pas déjà des coups d’œil curieux depuis leur arrivée. Son drôle de menton tremblotait, c’était assez grotesque. Même des gouttières n’auraient pas suffi à évacuer ses larmes de crocodiles.

- Mais quoi ?! Qu’est-ce qui t’arrive, Charlotte ? Parle-moi, ma chérie…

Colin semblait réellement paniqué par l’état de sa femme. Pourtant, il devait avoir l’habitude : je la voyais bien faire une petite crise de larmes à chaque fois qu’elle voulait qu’il lui offre quelque chose.

- C’est ma mère, elle est malade…, déclara-t-elle.

Oh mon dieu, elle n’avait pas osé ?! Décidément, c’est le pire poisson d’avril que j’ai entendu de ma vie.

- Merde… Et c’est grave ? Demanda Colin. Qu’est-ce qu’elle a ?

En panne d’inspiration, Charlotte plongea son visage dans ses mains pour couper court à la discussion. C’était bien la peine de torturer ce pauvre Sean avec toutes ces questions à propos de sa mère si c’est pour ne pas se rappeler des réponses… Colin se leva et prit sa femme dans ses bras. Celle-ci ne bougea pas d’un pouce, ce qui rendit leur position très étrange et inconfortable. Sandy, qui ne ratait jamais une occasion de fourrer son nez dans les affaires des gens (moi c’est pas pareil, c’était pas mon choix de base), arriva avec une boîte de mouchoirs, mais se fit remballer par un mouvement de tête de Colin.

- Elle va avoir besoin de soins très coûteux… L’hospitalisation, les médicaments… Naturellement, je vais beaucoup me déplacer pour lui rendre visite…

- Je viendrai avec toi, proposa son mari.

- Non ! Tu sais bien qu’elle te déteste…

Charlotte ne m’avait pas habituée à tant de franchise. Je crois qu’elle a paniqué. Colin n’avait pas l’air au courant de ce détail… Il haussa les sourcils, ne sachant que répondre à ça.

- Eh bien, d’accord… Je disais ça pour aider… J’ai toujours cru que… M’enfin…

Ils restèrent encore dans cette position pendant une vingtaine de secondes. Colin avait les yeux fermés et commença à respirer fort, réellement peiné.

- Très bien, déclara-t-il. Je reste chez Speed Industries.

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