Celle qui a tout brisé

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La petite fille posa ses mains sur la vitre. De là, elle voyait le monde entier. Elle avait mis un temps fou à y trouver sa place. Maintenant elle vivait entre ces trois murs de béton et cette paroi en verre poli. Il y avait une petite porte en bois en face de la surface transparente. Si elle se concentrait suffisamment sur l'image, elle pouvait voir le reflet du battant derrière elle. C'était par cette porte que les autres étaient partis. 

Derrière sa vitre, elle voyait Amour et Haine. Elle s'en voulait un peu. C'était de sa faute s'ils n'étaient plus heureux. Quand ils vivaient ici, ils étaient toujours collés l'un à l'autre, s'aimant autant qu'ils se détestaient mais tout deux incapables de détacher son regard de l'autre, comme s'il pouvait disparaître à tout moment. 

La petite fille voyait aussi Mélancolie qui s'occupait de son potager et qui se promenait à son rythme de tortue. Elle était nostalgique de l'époque où ils habitaient tous ensemble, avec sa famille. Si elle savait où aller, la vieille femme serait revenue depuis longtemps sur les lieux de sa naissance, de leur naissance à tous. 

Elle se trouvait aux premières loges du match éternel entre Raison et Folie. La gamine se souvenait qu'ils étaient moins violents avant. Aucun ne cherchait à imposer ses idées à l'autre. Ils les partageaient et essayaient de dissocier le réalisable du farfelu ensemble. Ils passaient leurs journées à débattre, faisant des expériences explosives et des démonstrations illogiques. La petite fille avait de la peine pour eux sans pour autant se sentir responsable de leur situation. Ils avaient choisi d'en venir aux mains, sans qu'elle intervienne. 

Progrès, le petit-fils de Mélancolie, avait toujours été trop absorbé par ses rêves de grandeur pour s'arrêter sur ses anciens colocataires. Il avait été le premier à partir, à quitter leur petit coin de paradis pour explorer le monde des humains. 

La petite fille observait le manège d'Espoir et Désespoir d'un œil détaché. Le plus âgé des deux avait toujours eu cette tendance à se rouler en boule dans un coin pendant que l'autre s'agenouillait à ses côtés pour le consoler. Il était vite parti. Espoir n'avait pas tardé à le suivre, comme toujours. 

Et Oubli... La petite soupira. Il avait été le dernier à l'abandonner. Il lui avait promis de ne laisser personne s'approcher d'elle. Peut-être qu'Amour lui avait fait quelque chose, à lui aussi. 

La petite fille était la seule responsable de son isolement. Les autres émotions étaient apparues avant elle dans cette pièce. Comme eux tous, elle s'était réveillée un matin dans un coin des murs de béton sans qu'aucun ne l'ait vue arriver. Ils observaient tous déjà la venue des humains derrière la paroi en verre avec un mélange de curiosité et de circonspection. Ils étaient soudés. Puis elle était arrivée et tout avait changé. 

Elle n'était pas la discorde, ni la jalousie, ni le mensonge. Elle était Solitude. 

Peur était arrivé le premier. Il était resté longtemps prostré le plus loin possible de cette verrière étrange où les couleurs et les lumières se mélangeaient. Désespoir l'avait rejoint et ils s'étaient tenus chacun contre un mur, incapables de s'approcher. 

La venue de Courage les avait faits se parler et Espoir avait ensuite pointé le bout de son nez. Les couleurs et les lumières changeaient derrière le verre. 

Joie avait débarqué, jeune et pleine de vie, ignorant qu'elle deviendrait Mélancolie bien des années plus tard. Elle avait pris la jeune Tristesse sous son aile et la considérait comme sa fille. Cette dernière avait fait de même avec Progrès, une sorte de jeune savant fou qui se plaisait à tout remettre en question. 

Folie et Raison étaient nés la même nuit et n'avaient cessé dès lors de débattre sur des sujets divers et variés, ne se lassant pas de commenter les images de ce monde qui se développait. 

Justice s'était lancée dans la folle entreprise de les calmer et Pitié l'avait bien vite prise dans ses bras chaleureux. 

Amour était né tout de suite après. Au fil des ans, Haine s'était jointe à la fête et ravivait de vieilles querelles. 

Colère avait été attiré par ces dissensions. Oubli était apparu pour empêcher les disputes de durer. 

Et Solitude s'était réveillée dans ce coin de béton brut, d'où elle allait tout détruire. 

Les émotions ne s'appréciaient pas forcément mais elles se comprenaient. Solitude les fit se rendre compte d'une chose : ils étaient uniques. Tous différents. Et personne ne pouvait réellement les comprendre. 

Progrès, que Tristesse avait gardé près d'elle aussi longtemps que possible, semblait n'attendre que ce changement dans l'ambiance de la salle pour sortir. Ses projets pour les humains étaient grands, il devait les leur soumettre. 

Désespoir s'était empoisonné de cette certitude d'être anormal, jusqu'à ce que ses idées noires le mènent à franchir la porte. Personne ne savait où elle débouchait mais tous sentaient que rien ne serait pareil si tôt passée. 

Espoir s'était lancé à ses trousses. Peur l'avait suivi. Courage avait refusé de les laisser livrés à eux-mêmes. Petit à petit, ils avaient tous trouvé une raison de s'en aller. Solitude les y avait poussés. 

Une petite nouvelle était née à cette période : Douleur. Elle était si forte et si fragile à la fois, condamnée à souffrir et essayant néanmoins d'être aimée. Elle n'était pas restée longtemps : rejoindre les autres derrière la porte lui était apparu comme une évidence. 

Oubli s'était entêté à rester. L'éternelle petite fille lui avait expliqué la situation. Elle ne voulait plus personne avec elle. Elle en avait besoin pour exister. Les autres émotions en avaient besoin pour avancer dans leur vie. C'était pour leur bien à tous. 

Oubli l'avait laissée à contrecœur. Depuis, Solitude les observait tous derrière cette paroi vitrée. Les humains ne se rendaient pas compte du cadeau qu'elle leur avait fait. 

Dès lors, plus personne n'était apparu dans cette salle. Solitude savait que plus personne n'apparaîtrait. Elle se contentait de jeter sur le monde ses yeux mouillés d'enfant abandonnée. 

Elle attendait de voir ce que les humains feraient de son cadeau. Et quand ils auraient atteint ce qu'ils semblaient chercher depuis leur naissance, elle sortirait et elle rejoindrait les autres. Enfin. Un jour. 

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