En face de la prison, une femme attendait sur un banc. Une grande dame, au corps sec et anguleux. Ses traits sévères dégageaient une aura d'autorité contre laquelle personne n'aurait été en mesure de s'opposer.
Son long manteau noir soulignait sa silhouette élancée. Son chignon strict ne laissait aucune mèche hésitante se montrer. Cette femme s'appelait Justice. Ses cheveux gris et ses mains noueuses témoignaient d'un âge avancé.
Ce n'était pourtant pas son apparence qui retenait l'attention des passants. C'était ses yeux, deux grands yeux clairs fixés sur un point invisible, aveugles. Pourtant, quiconque passerait devant elle aurait pu jurer qu'elle observait la prison, une expression dure et inflexible sur le visage.
Certains lieux l'attiraient. Les prisons, les tribunaux, les locaux de la police étaient tous susceptibles de subir son regard scrutateur. On ne cachait pas la vérité à Justice, pas éternellement. Mais les humains pouvaient mettre encore plus de temps à trouver la vérité.
- Salut Justice ! J'étais sûre de te trouver là.
Une autre femme s'approcha. Son visage rond trahissait une nature profondément bienveillante. Elle prit place sur le banc. Justice répliqua :
- Je ne comprendrai jamais pourquoi tu t'embêtes à me suivre. Va plutôt traîner du côté des orphelinats ou des hôpitaux. Va là où ils ont besoin de toi, Pitié.
Justice tourna lentement sa tête vers la nouvelle venue. Elle ne pouvait que supposer mais elle savait que Pitié souriait. Pitié souriait tout le temps, douce et protectrice. Ses yeux reflétaient sa tendresse infinie sous un léger voile de compassion à peine dissimulée. Beaucoup se réfugiaient dans ses bras et ses rondeurs rassurantes pour oublier un peu la dureté du monde.
Pitié trouvait chez tous une part à cultiver. Tout était bon pour elle : une passion, un regret, une anecdote attendrissante. Même Justice, qui pouvait se montrer insensible et cruelle, avait à ses yeux suffisamment de gentillesse à donner pour ne pas être jugée trop sévèrement.
Pitié s'était attachée à Justice depuis longtemps. Elles s'étaient vite rendues compte qu'elles avaient besoin l'une de l'autre. Pitié pardonnait trop et Justice pas du tout. Elles avaient trouvé un équilibre. Elles formaient un équilibre.
- Ils n'ont pas besoin de toi ici, reprit Justice en désignant la prison d'un signe de tête. Ils sont tous coupables. J'y ai veillé.
- Mais tu ne prends jamais en compte une chose importante, Justice.
Pitié secouait la tête doucement, un sourire désolée aux lèvres et un regard, un regard ! Certains le détestaient ce regard, pour l'avoir trop vu. L'essence de Pitié se reflétait dans son regard. Si elle vous regardait trop longtemps, elle vous faisait vous sentir pathétique, si pathétique et si pitoyable aussi, que vous vous preniez en pitié vous-même.
Si vous aviez croisé Espoir ou Courage, vous vous rebelliez et vous appreniez à le détester, ce regard. Dans le cas contraire, vous vous plongiez dans cette complaisance, dans ses bras chauds et rassurants que Pitié écartait pour vous.
Justice ne parvenait pas à haïr ce regard. Elle ne pouvait pas le voir mais elle le sentait peser sur elle aussi sûrement qu'une chape de plomb. Mais, dans toute sa rectitude, Justice ne pouvait pas condamner quelqu'un pour un regard. Elle supportait alors la présence de Pitié.
- Qu'est-ce que je ne prends jamais en compte, je te prie ? rétorqua-t-elle, agacée.
- Douleur, répondit Pitié. Tu oublies que la plupart d'entre eux ont croisé Douleur.
Justice se tut. Douleur. Elle n'oubliait pas Douleur. Comment oublier Douleur ? Mais Douleur n'était pas une excuse. Si on brise les règles, on brise les règles, c'est tout. Il n'y a pas de "Douleur" qui tienne.
Justice se leva de son banc peint en vert, annotés de nombreuses marques. Il faudrait qu'elle punisse les responsables de ça, aussi. Elle s'éloigna lentement de Pitié et lui répondit, sans lui jeter un regard supplémentaire :
- Vas-y Pitié. Trouble leur jugement, si tu veux. Quand il s'agit des Hommes, je ne suis sûre de rien de toutes façons. J'essaie d'être dure pour que personne ne rompe plus les règles mais tu es là, toi, à me reprocher de l'être trop. Alors je vais essayer d'être juste envers moi-même et te donner ta chance. Accorde-leur des sursis, des pardons, ce que tu veux. S'ils le méritent, je reviendrais malgré tout. C'est pour ça que je suis là, après tout.
Pitié esquissa un sourire triste. Justice avait une fonction si dure, si injuste en un sens. Elle se devait d'être irréprochable pour pouvoir juger les autres. Elle devait se sentir si seule, obligée d'avoir une morale supérieure.
Pitié aussi se sentait seule. Tout le monde souffrait et elle ne pouvait que leur tendre la main, les serrer dans ses bras. Personne ne pouvait comprendre sa trop grande compassion. Elles ne se comprenaient pas toutes les deux et c'était sans doute ce qui les empêchait de se rapprocher.
Et elles ne pourraient sans doute jamais se comprendre.
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Le Petit Monde des Allégories
KurzgeschichtenAmour et Haine se poursuivent sans fin, Folie et Raison se battent sans fin, Et Colère, Oubli, Mélancolie, Justice et Pitié, Et bien d'autres encore, répètent sans cesse les mêmes actions. Seule une personne sait pourquoi tout cela ne finit jama...