Peur posa lentement ses couverts sur les bords de son assiette. Il souffla de soulagement lorsqu'il les lâcha. On pouvait se blesser si facilement avec ce genre d'instrument. Les épaules voûtées, penché exagérément sur la table en terrasse du café où il se trouvait, il osa couler un regard du côté de Courage, attablé un peu plus loin, entouré de plusieurs de ces personnalités solaires et attirantes que Peur n'aurait jamais pu approcher, risquant trop de se tourner au ridicule.
Peur avait toujours admiré Courage. Il avait cette force dans le regard, cette détermination qui lui faisait cruellement défaut. Il n'était pas particulièrement beau mais il ne baissait jamais les yeux. Il dégageait une assurance brute, presque agressive, toujours prêt à relever le moindre défi.
Peur se sentait tout petit à côté de lui. Il se sentait tout petit à côté de tout. S'il avait pu être plus petit encore, suffisamment pour se cacher dans un recoin sombre où personne n'aurait eu l'idée de venir le chercher, il l'aurait fait. Mais il avait cette grande silhouette maigre, incapable de passer inaperçu.
Peur n'était à l'aise nulle part. Il passait le plus clair de son temps à trembler, triturant nerveusement ses mains, jetant à chaque instant un coup d'œil derrière son épaule. Un rien l'effrayait : un vent un peu trop fort, une porte qui claque, un éclat de voix. Il n'arrivait pas à faire confiance à qui que ce soit. Il avait passé tellement de temps dans sa jeunesse, recroquevillé sur lui-même, sans bouger, à attendre que quelqu'un vienne l'aider.
Son esprit était en alerte constante, aux aguets. Il parlait peu, choisissant toujours ses mots avec soin pour ne pas dire de bêtises. Il ne se laissait toucher par personne, effrayé des maladies, des coups potentiels, des tâches sur ses vêtements. Il étudiait minutieusement tout ce qu'il mangeait et buvait, même s'il les avaient préparés lui-même. Il fermait consciencieusement toutes les ouvertures des pièces où il dormait tout en s'inquiétant de la quantité d'oxygène disponible.
Alors pour lui, Courage était un modèle. Il disait toujours ce qu'il pensait. Il assumait son apparence, indifférent aux regards des autres. Il faisait toujours ce qu'il voulait. Il parlait fort. Il n'avait pas peur du ridicule. Il n'hésitait pas aller au devant des inconnus. Il était lui. Impressionnant.
Il était un phare dans l'océan d'angoisses de Peur. Il était son idéal. Peur avait essayé de lui ressembler, d'ignorer toutes les recommandations que son instinct lui dictait de prendre. Il avait échoué. Lamentablement. Il s'était retrouvé au bout d'une dizaine de minutes, allongé sur le sol, à batailler avec une crise de panique. La honte s'était emparé de lui après coup. Il n'en était tout simplement pas capable. C'était trop dur.
Il avait renoncé. Ça ne l'empêchait pas cependant de tourner régulièrement les yeux vers Courage et de l'admirer en silence.
A l'autre table, l'objet de ses pensées sourit en reconnaissant sa grande silhouette repliée sur elle-même. Il aimait savoir l'attention de Peur rivée sur lui. Courage ne lui aurait jamais avoué, pas par crainte mais par égard. Il savait que Peur serait capable d'en tirer une inquiétude supplémentaire et il n'en avait pas besoin.
Quand il croisait ses deux grands yeux écarquillés de terreur, il se sentait important. Ses actions n'étaient plus dictées que par la nécessité ou l'attrait du défi, aussi par la volonté de briller. Quand Peur était là, il se sentait vivre, exister. Peur était sa raison d'être. Sans lui, il ne serait plus qu'un inconscient, un idiot imbu de lui-même, carburant à l'adrénaline et aux sensations fortes. Il se contenterait de pousser le bouchon du danger jusqu'au jour où il irait trop loin, où, dans un dernier élan ambitieux, il franchirait la limite de ses capacités.
Oui, Courage admirait Peur. Peur lui offrait une image brillante, avantageuse. Peur était impressionnant. Avec toutes ses angoisses et ses frayeurs, il s'obstinait à vivre dans ce monde plein de dangers, tremblant de tout son être, inquiet de tout. Il savait être méfiant, prudent, prévoyant, conscient de ses capacités et de ses limites. Chaque jour, il surmontait ses craintes pour avancer, se lever, sortir, affronter le monde. Chaque jour, il se surpassait.
Il était mille fois plus brave que Courage ne pourrait jamais l'être.
Lui ne respectait rien, aucune règle, aucune borne. Il n'en faisait qu'à sa tête, mettant sa propre vie et celle des autres en danger. Il n'était qu'un enfant insouciant, irresponsable, immature. Il s'était trompé tellement de fois, ne s'en rendant compte que trop tard.
Si un jour Courage sentait un instinct de survie se créer en lui, ou si Peur se rendait compte de tout ce qu'il avait accompli jusqu'alors et de ce qu'il pouvait encore accomplir s'il s'en donnait les moyens, ils se rapprocheraient, se compléteraient.
Inconsciemment, il se complètent déjà.
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Le Petit Monde des Allégories
ContoAmour et Haine se poursuivent sans fin, Folie et Raison se battent sans fin, Et Colère, Oubli, Mélancolie, Justice et Pitié, Et bien d'autres encore, répètent sans cesse les mêmes actions. Seule une personne sait pourquoi tout cela ne finit jama...