Colère, le grand écrivain

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Le trentenaire retira ses lunettes, excédé. Cela faisait plusieurs heures qu'il fixait cette feuille blanche. Et ça l'énervait. 

Colère ne laissait jamais rien passer. Tout était sujet de querelle. Il parlait fort et il criait sur ceux qui parlaient fort. Mêmes les choses qu'il aimait l'énervaient, dont écrire. 

Il était l'auteur de dizaines d'ouvrages, issus de sa saga "Insultes". Il s'agissait de gros volumes répertoriant toutes les insultes existantes. Mises à jour quotidiennement par ses soins, la liste était ordonnée par époques d'usage, par langue et par ordre alphabétique. L'éternelle actualisation de son oeuvre l'obligeait à travailler sur ordinateur. Il n'aimait pas travailler sur un ordinateur. 

Il finissait toujours par le rendre inutilisable. Que ce soit pour une tasse de café renversée sur le clavier ou un pauvre petit coup sur l'écran et ces nouvelles technologies tombaient en panne. C'était trop fragile, ces machins. 

Il soupira en passant sa main sur sa barbe mal rasée. Il détestait se raser. Manipuler des lames aussi près de son cou le mettait mal à l'aise. Mais il n'aimait pas avoir de la barbe. 

A bout, il se leva de sa chaise. Elle n'était même pas confortable. Il se mit à faire les cent pas dans son bureau, soufflant comme il pouvait par le nez pour se calmer. Pourquoi l'inspiration ne venait-elle pas aujourd'hui ? 

Il donna un coup de poing dans une armoire. Elle se vengea en ouvrant un tiroir sous l'impact qui lui égratigna le doigt. 

- Saleté de meuble ! 

Il remit un coup dedans pour la forme avant de fermer rageusement le tiroir. Il rabaissa violemment l'écran de son ordinateur portable. Il saisit sa veste -la mauvaise, celle qu'il n'aimait pas mais il n'avait pas la tête à chercher l'autre- et claqua la porte de son appartement trop cher et trop petit. 

Il marchait vite dans la rue. Un couple le dévisagea. Il leur cria dessus : 

- QUOI ? VOUS VOULEZ MA PHOTO ?

Les deux tourtereaux détalèrent sans demander leur reste. Colère était effrayant. Il ne l'était pas tout le temps. Il pouvait se contenter de grogner sourdement, comme une bête. Ou alors, il vous toisait d'un regard mauvais, froid et hautain. Il lui était arrivé quelques fois de jouer les indifférents mais il ne parvenait jamais à garder sa façade très longtemps. 

Colère était plein de fougue et de passion. C'était parce qu'il aimait trop certaines choses qu'il ne pouvait s'empêcher d'en haïr d'autres avec excès. 

Le jeune homme marcha encore une centaine de mètres avant de se réfugier dans une ruelle peu fréquentée. Une fois seul, il s'adossa au mur et ses jambes le lâchèrent lamentablement. Il resta assis au pied des briques, le front appuyé sur ses genoux. Les mains serrées autour de sa tête, trop fort, il laissa libre cours à ses larmes. 

Il souffrait terriblement. 

Oubli venait parfois lui rendre visite pour l'apaiser. Il prenait avec lui quelques mauvais souvenirs mais il ne pouvait pas tout prendre. Colère se sentait minable. Il n'était jamais aussi exécrable que lorsqu'il s'en voulait à lui-même, et il s'en voulait souvent. 

Il se souvenait vaguement d'avoir quitté le cocon familial en rage, se haïssant de les quitter aussi sûrement qu'il se sentait incapable de rester. 

Le monde ne le comprenait pas. Comment pouvait-il être calme quand il était le seul à ouvrir les yeux ? Ils avaient besoin d'être un peu secoué ces idiots. "Bouhouhou, je réussirai jamais." Qu'ils se bougent au lieu de se plaindre ! 

Il se mit à pleuvoir. Même la météo s'y mettait. Il leva un poing rageur vers le ciel : 

- Saleté de flotte ! Va arroser les déserts au lieu de t'acharner contre moi ! 

La pluie ne l'écouta pas et il se retrouva bientôt obligé de s'abriter sous l'auvent d'une épicerie. Il était trempé. Saleté de flotte. 

Il rentra chez lui en pestant. Balançant ses chaussures détrempées à la porte, il se rassit lourdement à sa table de travail. Il laissa passer une poignée de secondes avant de rallumer sa machine et de se remettre à écrire. 

Ces petites mésaventures le mettaient dans tous ses états mais elles lui étaient indispensables. Sans elles, sa vie n'aurait aucune saveur. Il avait besoin de tout ressentir à l'excès pour se sentir vivant. Quand il habitait avec sa famille, il grognait tout le temps, il criait parfois mais il pardonnait et était pardonné à chaque fois. 

Maintenant, il était seul. Un jour peut-être aurait-il le courage de changer cela. Un jour peut-être trouverait-il quelqu'un pour le supporter et le soutenir. Un jour. 

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