Je longe Washington Square, les mains dans mes poches, et le nez dans mon écharpe. En ce début janvier 1964, l'hiver règne en maître sur Manhattan. Et depuis une semaine, après mes cours, je traverse les rues pour rejoindre le local de Johnny. Une semaine que le bail a été signé. Une semaine à nettoyer et dépoussiérer. La devanture ne paye pas encore de mine, songe-je en débouchant enfin face au Father demo square, mais dès qu'il fera un peu meilleur, Johnny se chargera de la repeindre.
Je traverse et pousse la porte d'entrée. Si la façade fait encore négligée, l'intérieur, lui, a des allures de chantier désordonné. Des poteaux isolés alignés en rang préfigurent les futures cloisons, des bancs et des casiers s'empilent dans un coin ; et plusieurs barres patientent à terre d'être fixées aux murs. Le sol, quant à lui, attend de retrouver une nouvelle jeunesse et les miroirs semblent flambants neufs.
- Hey, Bébé !
Je pivote vers l'escalier en colimaçon. La jeune femme qui m'a apostrophée achève de le descendre. Grande, fine, un maintien de princesse, la démarche gracieuse, Penny Johnson, l'amie de toujours de mon homme et sa partenaire de danse, me sourit et s'avance pour me prendre les mains. Elle et Billy Kostecki sont arrivés il y a une dizaine de jours, à l'invitation motivée de Johnny, qui les a convaincus de délaisser les flancs de l'océan où ils travaillaient, elle comme danseuse et lui comme musicien. John leur a trouvé un logement décent non loin d'ici, grâce à quelques relations de travail.
- Tu tombes bien, me dit-elle. Les garçons sont là-haut et j'aurais bien besoin d'un renfort féminin pour leur faire comprendre comment on aménage une pièce !
Elle s'agenouille devant une caisse à outils, tandis que je me débarrasse de mes gants, manteau, sac et écharpe.
- J'ai ce qu'il faut ! s'exclame-t-elle en brandissant un tournevis. Tu es prête à affronter les mâles ?
J'acquiesce en souriant et grimpe à sa suite les marches.
L'étage est aussi spacieux que le rez-de-chaussée. Fait remarquable qui lui donne tout son charme : une coursive placée contre le mur côté rue, un mètre plus bas que le niveau de l'étage, et qui offre une vue imprenable sur les salles du rez-de-chaussée, au travers d'ouvertures rondes cloisonnées de fer. Les fenêtres extérieures sont basses, longues et arrondies ; et donnent pour moitié sur l'étage et la coursive, et sur le niveau inférieur. La luminosité, particulière, confère à l'endroit une atmosphère unique.
Penny pousse la porte de la pièce immédiatement à droite de l'escalier.
- Tiens, Billy, lance-t-elle. Le tournevis.
Pour ma part, je pousse l'autre porte et pénètre lentement dans l'endroit. Son immensité, une fois de plus, me saisit. Lorsque Johnny me l'avait fait visiter, il y a six semaines de cela, déjà il m'avait impressionnée. Je m'y sens minuscule et c'est à petits pas que j'arpente la surface carrelée qui sert d'entrepôt en attendant la fin des travaux. Il y a là, en vrac, des planches pour les futures cloisons, des boites de clous, de vis, un marteau et une scie, de l'isolant, des chaises empilées...
- Salut, toi.
Je me retourne. Johnny, mon Johnny, se tient dans l'encadrement de la porte. Mon regard s'attarde sur son corps viril, ses traits déterminés, ses yeux pétillants. Il s'avance et noue ses mains dans mon dos le temps de se coller à moi. J'esquisse un sourire, me mets sur les orteils et, levant les talons, débute l'un de ces mouvements qu'il m'a enseignés. Je pivote, attrape sa main et termine le dos pressé contre lui, la tête tournée vers son visage. John sourit, et j'aime à penser que c'est une lueur de fierté qui brille dans ses yeux. Il se décale, caresse ma joue et, très tendrement, m'embrasse.
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Feel Dance
Fanfiction"On ne laisse pas bébé dans un coin". Johnny et Frédérique qui dansent devant la foule, entourés de la troupe, dans les Catskills... Happy end, générique de fin.... Et si leur histoire ne faisait que commencer.... ? ------------------- ce texte est...