Ce monde est, selon-moi, scindé grossièrement en deux catégories : il y a les éveillés, ceux qui voient le monde sans ce voile tâché que les autres, les gens normaux, ont devant les yeux. Cette première catégorie représente tous les artistes -plus ou moins réalistes-, tous ces gens qui ont fait la guerre, qui ont côtoyé la mort à de plus nombreuses reprises qu’il y a de bougies sur leur gâteau. Cette première catégorie représente hélas tous les miséreux de cette planète, êtres venus d’ailleurs pour la plupart, ne parvenant pas à se trouver une place ici-bas.
Injustice, solitude, incompréhension, sincérité et courage sont leur lot quotidien, sans quoi ils ne seraient tous qu’une poignée de cendres éparpillées aux vents, des fragments d’étoiles que personne ne verrait.
Je me suis longtemps senti à part dans ce monde, depuis que je suis tout gosse. J’avais cinq ans quand j’avais compris comment fonctionner l’esprit humain, je savais déjà jouer avec les sentiments des autres, les forcer -en quelque sorte- à venir vers moi, pour combler ma solitude. J’en avais dix quand je compris que je ne pouvais compter sur personne d’autre que sur moi pour réussir et obtenir ce que je voulais. Et ce fut en même temps que je pris conscience de la véritable nature de l’homme : lâche, hypocrite, faible. Et alors que tout ceci venait de la figure parentale tant admirée jusqu’alors, je me renfermais déjà sur moi-même. Je découvris l’écriture et la lecture comme étant le seul moyen de m’exprimer sans avoir besoin d’être pris au sérieux du haut de mes dix ans. Je dévorais tous les livres que je pouvais me procurer, que ce fut du réalisme ou de la pure fantaisie, je m’abreuvais des mots pour satisfaire ce gouffre de curiosité se creusant en moi. Puis, à force de m’imaginer aux côtés de mes écrivains préférés -Baudelaire, King, Bélézi et j’en passe-, je me décidais d’aiguiser ma plume afin d’aligner mes propres mots.
J’avais rencontré quelques personnes qui avaient fait naître un certain intérêt en moi, de belles personnes, mais je ne parvenais pas à m’intégrer dans leurs groupes, à m’afficher au milieu de ce monde pervers sans en ressentir une honte croissante. Je n’avais toujours qu’une seule idée en tête, changeante selon le livre du moment, m’évader. J’ai toujours rêvé de me battre aux côtés des Misérables, de me joindre à Pernelle et Nicolas Flamel dans la guerre pour la pierre Philosophale, de faire naître monts et merveilles de tous ces gribouillis que j’étalais sur mes feuilles comme Langue Magique le faisait dans Cœur d’encre. Tout ceci n’était que pur fantasme, et j’en étais conscient, mais savoir qu’un monde entier nous attendait sans devoir bouger de son lit m’a toujours fasciné. Je comparais mon père à toutes les pourritures que j’ai croisé dans ces mondes, à chaque branlée que je prenais, je trouvais toujours pire vilain auquel le rattacher. Je me débarrassais de ma frustration ainsi, et ça m’avait permis de conserver de très bons résultats à l’école et conserver de l’énergie pour l’écriture.
Sans le recul que j’ai pris au fil des années, je ne me rendais pas compte que ce mode de vie était tout sauf sain. Plus les semaines passaient, moins je daignais ouvrir la bouche à d’autres que les héros de mes histoires, j’étais la cible parfaite pour tous ces gamins frustrés qui cherchaient en permanence un nouveau souffre-douleur à faire tourner. Et ça ne me dérangeait même pas pour être honnête. Pour moi, c’était tristement normal, puisque je n’avais connu que ça depuis que j’étais en âge de parler. L’injustice n’existait pas encore à mes yeux.
Les deux ans qui suivirent furent assez mouvementés, familialement parlant, sans que j’en fusse trop perturbé, je serrais les dents, prenais sur moi les signaux dépressifs que ma mère envoyait sans même s’en rendre compte. Je fis en sorte pendant les quelques mois de précarité que nous subirent de tâcher de m’occuper de mon petit frère du mieux que je pus, et ceci tout en suivant mes cours, préparant un brevet que j’avais déjà obtenu d’office, m’illustrant par mes résultats qualifiés de « brillants » par beaucoup. Et ce fut alors que je sentis les nerfs lâcher par moments, tirant sur mon esprit déjà bien rempli, insérant des idées noires -au début- occasionnelles, me laissant pantois devant certains questionnements bien trop lourds pour un gosse comme moi, car à douze ans déjà j’avais rencontré la mort par deux fois, sous deux formes différentes. Un oncle que j’appréciais énormément est mort de la même façon qu’il a mené sa vie : seul. Cette disparition me pesait d’autant plus que le seul ou presque dans la famille auquel il donnait signe de vie, de temps à autres. Puis il y eut cette fille que je rencontrais en camp de vacances, dans le sud. J’avais peut-être gâché ce que je croyais être alors la seule chance que je n’aurais jamais de partager ma vie avec une personne qui me ressemblait vraiment.
Je me souviens de chaque jour, chaque heure comme si c’était arrivé hier. Mon bus était arrivé le premier au camp, les autres -emmenant des jeunes d’autres régions- arrivèrent bien plus tard dans la soirée, nous permettant de nous installer et de commencer à faire connaissance avec les lieux. Nous étions assis au bord de ce cercle en béton, deux trois jeunes et moi, observant attentivement avec qui nous allions passer ce séjour. Le dernier bus arrivé apporta en effet des personnes intéressantes. Des filles, évidemment. Nous ne pensions pas à grand-chose d’autre à cet âge-là. Dans la dernière tente rentrèrent une petite dizaine de filles que nous avions seulement aperçu de dos. Et déjà une seule sortait du lot. Nous passâmes à table, pour ce premier repas en communauté, et je gardais toujours un œil sur cette fille discrète et souriante. Je n’avais pas encore entendu le son de sa voix que je savais déjà qu’elle était un de ces anges que l’on envoie sur terre parce qu’ils rendent les dieux jaloux. Plusieurs jours passèrent au camp sans que j’eu le courage de l’aborder, sans que je parvienne à réellement discuter avec elle. Puis il y eut ce soir, où les moniteurs choisirent d’aller faire un pique-nique sur la plage, changeant le programme établi de base. Volleyball, courses, baignade, etc. Ce fut une fin d’après-midi chargée, ou la bonne humeur était de rigueur. Puis, pour je ne sais trop quelle raison, je me retrouvais à manger à côté de cette fille. Je ne rappelle pas avoir été aussi intimidé par quelqu’un dans ma vie, mais la conversation s’engagea naturellement, et de fil en aiguille, nous finîmes à l’écart sur cette plage de nuit à discuter de nos vies respectives, découvrant le passé plus que chargé de chacun. Je perdis toute notion du temps ce soir-là, je ne voyais plus les ni les vagues, ni les étoiles, ni tous les autres en train de chanter en cœur à quelques mètres de nous. Il n’y avait qu’elle et ses lèvres au parfum d’ange. Elle avait souffert plus que raisonnablement pour une personne de sa carrure, et pourtant elle semblait toujours aussi forte, toujours aussi déterminée à en découdre avec la vie. Elle était magnifique, ainsi parée de violence et de douceur, oui, tristement belle… Et puis la petite semaine qu’il nous restait sur ce camp passa plus vite que je ne l’avais imaginé, me laissant inconditionnellement triste alors que son bus partait de la gare en direction de Lille, à plusieurs centaines de kilomètres de moi. Je ne savais plus trop quoi faire, laissant s’éloigner cette âme dont la mienne s’était éprise. Nous parlâmes pendant des mois, souffrant de la distance, mais conservant la même complicité que nous avions bâtie en si peu de temps.
Et à force de tanner mes parents et les leurs, nous avions finalement l’occasion de nous revoir, pendant les vacances scolaires. Je laissais parler l’excitation des retrouvailles, je laissais gonfler en moi tous ces sentiments que j’avais tus pendant si longtemps. Mes parents, bien qu’inquiets à l’idée de me laisser prendre le train seul du haut de mes treize ans, étaient heureux de me voir ainsi, même si je n’en étais pas tout à fait conscient. La date tant attendue se rapprochait à pas de géant. J’étais distrait en classe, souriant bêtement, les yeux rivés sur l’horizon que j’allais bientôt traverser.
Il ne restait alors plus qu’une semaine avant que je la rejoigne, et tout semblait aller pour le mieux dans nos vies, sans aucune autre préoccupation que tous les moyens que nous allions mettre en œuvre pour rattraper le temps perdu. Et pourtant, rien n’allait de son côté. Sa famille d’accueil chez qui elle se trouvait depuis quelques temps déjà lui rendaient la vie impossible, la mettant à l’écart, ignorant ses besoins et ses demandes, oubliant tout simplement sa pauvre existence. Basculant dans une dépression dévorante, elle subit le pire châtiment que l’on puisse infliger à ces anges ayant conservé une telle pureté au fil des épreuves. Un soûlard la viola alors qu’elle retournait dans son infâme foyer, brisant sa conscience et tous ces espoirs d’un grand coup de marteau.
Je ne l’appris que la veille de mon départ, sans nouvelles depuis quelques jours déjà. Son nom apparu sur Facebook, mais le post n’était pas le sien. Je sus plus tard que c’était sa mère qu’elle n’avait plus vu depuis plusieurs années. Elle expliquait sa mort et tous ses regrets, s’excusant auprès d’elle de n’avoir su la garder à ses côtés. Je n’étais pas sûr d’avoir compris alors, un monde venait de s’écrouler, ce monde que j’avais tant peiné à ériger. Mais la vérité était belle et bien là, crue et aussi froide que la mort qui la tenait.
Et pourtant, même en me sentant régulièrement déprimé, je ne cherchais pas la pitié, je ne m’ouvrais toujours pas plus aux autres, je n’en trouvais aucun intérêt. Chose qui n’a pas non plus changé au jour d’aujourd’hui, même si je suis parvenu à faire quelques efforts.
La vie continuait malgré tout, et à quatorze ans, je rentrais au lycée. Ayant déjà quelques projets d’avenir dans la médecine ou du moins la science, j’étais fier de moi, tout comme l’étaient mes parents. Mais je ne vous apprends rien, le lycée n’est pas l’endroit des plus propice à la différence. L’effet de foule que j’ai pu constater durant mes années là-bas me surprend encore aujourd’hui. J’avais toujours fui la mode, je n’avais jamais d’argent pour la suivre, et ressembler à la majorité m’amusait bien plus que ça m’attirait. J’en jouais beaucoup d’ailleurs, durant ma dernière année au lycée, que je n’avais pas menée à terme, je m’étais teint les cheveux en vert. Une sacrée occasion de me moquer de tous ces adolescents qui ne comprenait à l’esprit de l’autre dès lors qu’il sortait un tant soit peu des sentiers battus. Et même si je fus dur avec le lycée, son concept et son application, j’ai rencontré beaucoup de personnes exceptionnelles là-bas.
Ce fut également au lycée que j’avais pu exprimer mon goût pour la littérature et le théâtre. Pour la première fois, je fus écouté pour mes propres, et pas pour ceux d’un autre, imposés à la masse. Et par le biais de tout ceci, je vins à sympathiser avec trois personnes en particulier. Ces trois personnes que je ne pense pas être capable d’oublier un jour, dans ma vie.
VOUS LISEZ
Introspection
Kurgu OlmayanLes premières lignes d'un roman que j'ai commencé il y a quelques semaines.