Le Walipini

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Malgré la neige et les hivers rigoureux, la famille de Céleste cultivait toute l'année. Elle possédait en effet une serre creusée immense, le Walipini. Celle-ci était un modèle du genre : on pouvait s'y enfoncer très profondément par endroit. Elle tenait alors d'une cave, ou presque. Mais la verrière de la serre, qui surplombait toujours les murs, diffusait toujours une lumière accueillante et douce. Jusqu'au dehors, les plantes semblaient se réjouir du chant qui leur était adressé. La prodigieuse voix de stentor de son père résonnait sous les voûtes et dans les entrailles de la terre. Ces ondulations frémissaient dans les tiges et les feuilles. En regardant bien on pouvait parfois voir des plantes se dandiner à l'œil nu. Céleste ouvrit la porte du sas.

À l'intérieur de la serre, c'était un véritable concert lyrique. Son père chantait à qui mieux mieux. Les murs en tremblaient, les pots de fleurs en vibraient et les vitres elles-mêmes semblaient sur le point de se fêler. Céleste eut un sourire. Son père avait toujours eut un goût certain pour la démesure, mais là ! C'était grandiose. C'était grandiose et c'était du Verdi. Son père s'était lancé dans une reprise des grands airs d'opéra qu'il connaissait et aux vues des résultats sur les nombreux légumes qui se trémoussaient en délire sous le cantus, il n'en était plus au moment de chauffer la salle.

- « C'est à cette heure ci que tu arrives ! » Rugit-il. « Ses sourcils s'étaient instantanément froncés. Ils exprimaient la colère et la force noire. Céleste s'était instantanément ravisée. Elle n'était plus d'humeur à sourire. La journée allait être longue. « J'ai dû m'occuper des légumes toute la matinée ! Tu crois que je vais avoir le temps de récolter et de tout conditionner ? » D'un geste autoritaire, il désigna le fond de la serre. Des plants de pommes de terre et fanes des carottes semblaient prêt de s'arracher de terre tellement elles étaient touffues et développées. « Tu ne partiras pas d'ici avant que tous ces légumes soient conditionnés, pesés, étiquetés et envoyés à la vente. Je chante tellement pour les autres nouveaux que les anciens plants entrent en surmaturation. Céleste ne répondit pas. Elle était la honte de sa famille à ne pas avoir de pouvoir. Elle avait même l'impression de partager le déplaisir d'imposer son existence à ceux qui l'entouraient. Elle ne dit donc rien. Elle ne dit rien, mais elle eut tout de même une petite grimace à l'idée de devoir déplanter les légumes. Car les légumes, eux aussi la détestaient.

Céleste passa de longues heures à tenter d'arracher les vigoureux plants de la serre. Ce ne fut pas chose aisée : le chant de son père habitait littéralement toute la serre et attirait irrésistiblement tous les légumes. Les petites plantes profitaient de la moindre occasion pour fuir des mains de « La-sans-pouvoir », comme Céleste s'était elle-même appelée pour courir de leur mieux vers les légumes en folie qui profitaient du concert de son père. Céleste crut qu'elle devenait folle lorsqu'elle constata que toutes les pommes de terre qu'elle avait péniblement réussi à sortir de terre avaient déjà quitté leur panier pour ramper à la queue le leu en direction de son père. Les carottes, elles, jouaient la comédie, se tordaient dans les mains de Céleste en faisant semblant d'être malades en poussant des petits cris presque inaudibles. Puis, dès qu'elles étaient liées en bottes de douze, elles se mettaient à courir avec des petits cris de joie en direction du concert. En tout et pour tout, Céleste dut bien ramasser une petite vingtaine de légumes resquilleurs sous le regard furieux de son père qui assurait le spectacle, en apparence imperturbable et intérieurement fulminant.

La journée fut longue. Céleste espéra plusieurs fois avoir atteint le bout. Mais fallut encore récolter des choux, des pommes de terres, des poireaux bleus d'hiver. Vers les seize heures, alors qu'une bonne partie des légumes avaient héroïquement été déposés à la vente par Céleste, son père partit en maugréant, la laissant là. Il avait fait le travail de maturation pour aujourd'hui et il laissait à Céleste le soin de tout remettre en ordre, non sans lui donner encore un beau carré de légumes à conditionner. Céleste promena un regard désespéré sur la scène de carnage qui s'offrait à elle. Quelques légumes, comme ivres de musique, dansaient encore, des traces de terre maculaient les allées et les vitres, des choux de Bruxelles avaient même réussi à casser une tout de quelque cinq pots en essayant de monter dessus pour mieux profiter du concert... Céleste avait un long chemin à faire...

En rentrant dans la cuisine, Céleste constata que ses frères, son père et bientôt sa mère étaient resplendissants. Ils s'étaient préparés avec soin et beaucoup de goût. Son père arborait sa fameuse cravate à poireaux, sa préférée. Elle lui apportait « sa petite dose de fantaisie sérieuse », comme il disait. Ses frères étaient en costumes d'accomplissants : noirs avec des galons à bords rouges. Pendant un instant, Céleste pensa qu'elle allait pouvoir se préparer elle aussi. Mais il lui suffit d'un petit regard de sa mère lorsqu'elle évoqua la possibilité pour elle d'aller mettre sa robe pour comprendre : elle, Céleste « la-sans-pouvoir » ne faisait partie de la fête de sa famille que par un pathétique et formidablement ironique coup de hasard. Elle n'allait pas fêter avec eux ce soir. Elle n'avait pas de pouvoirs et n'allait donc pas se pavaner bêtement tandis que du travail attendait à la cuisine. Il y avait des tartines à préparer !

Céleste perdit alors définitivement sa joie. En costume de souillon, il lui sembla tout à coup qu'avec l'accomplissement de ses frères, elle allait commencer ce soir la deuxième partie de sa vie, placée dans l'ombre et la solitude

Il lui fallut ainsi tartiner. Mais aussi découper, émincer, mijoter... rentrer du bois pour le feu, passer un coup de chiffon dans les verres des grandes occasions. Céleste s'étonnait sans cesse de voir que le jour passait beaucoup plus vite qu'elle ne le pensait.

Elle était près du walipini lorsque l'événement de la journée se produisit.

La nuit commençait à tomber et l'ont plaça des lampignons dans les niches du Walipini. « comment es-tu encore habillée ? » s'indigna sa mère . »Va vite me mettre un chemisier. Céleste se hâta de regagner le couloir lorsqu'elle entendit la cloche de l'entrée sonner. Il était bien trop tard : la famille était déjà en train d'arriver.

À quatre quatre, elle bondit dans l'escalier. Comme elle aurait voulu ne pas être ici ! Au loin la lune semblait déjà venir habiter un ciel hivernal d'azur.

La famille arrivait dans le lointain. « La lune promet d'être belle ce soir »

Une clameur et des cascades de rires se fit soudain entendre. Elle se retourna et elle sut : c'était son oncle Fiduce qui venait d'arriver.

Céleste d'OpalescenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant