L'événement

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Il ne fallut à Céleste que quelques minutes pour s'apercevoir que le jour filtrait déjà entre les interstices des volets de bois verts sapin de sa chambre. Elle s'élança sur le parquet clair et se jeta sur la fenêtre. Il était encore très tôt, mais dehors le jour brillait déjà d'une blancheur toute particulière : il avait neigé !

Le cœur de Céleste se mit à battre à tout rompre. Il était hors de question de passer une minute de plus à l'intérieur ! C'est avec une joie irrépressible qu'elle enfila à qui mieux mieux les chandails -tous à rayures- qui lui tombaient sous la main.

Il faisait parfois très froid dans les régions de Vonernia, où sa famille habitait.

Céleste entendait déjà du bruit en bas. Sa famille était déjà levée. En descendant les escaliers, elle contempla un temps le résultat dans la glace des escaliers. Elle ressemblait à un grand ressort multicolore et elle détestait l'attitude rebelle de ses cheveux qui refusaient obstinément de prendre forme...

« Céleste ? Il serait peut-être temps de se lever, tu ne crois pas ? »

Le ton de voix de sa mère n'était pas équivoque. Elle avait clairement trop dormi.

« J'arrive ! Je prends juste le temps de finir de m'habiller ». Elle savait qu'il était déjà trop tard... Les préparatifs de la fête avaient déjà commencé.

« Regardez-moi celle là ! Jamais à l'heure ! » lança sa mère d'un ton sévère. Elle était en train de cuisiner. Son plus jeune frère était en train d'écosser des haricots. Céleste venait à peine d'entrer dans la cuisine mais déjà elle constatait que l'ambiance allait être rude toute la journée. « Nous fêtons l'accomplissement de tes frères ce soir même ! Près de cinquante personnes sont attendues ! Dois-je te le rappeler ? ».

Les doux espoirs de neige s'envolèrent doucement au loin dans l'esprit de Céleste.

Céleste habitait le village d'Évanory, dans une région franchement reculée du monde d'Opalescence. Très boisée, elle était aussi assez méconnue car on y inventait toutes sortes de légendes qui terrifiaient les gens de la capitale. Dans la bouche des habitants d' Evanescia, la capitale Ouest d'Opalescence, ce n'étaient que crimes passionnels sanglants, terrifiantes sectes sylvaniques, secrets de famille bien gardés et créatures démoniaque à chaque buisson.

Il faut dire à la décharge des pauvres citadins de la capitale Evanescia, qui habitaient dans un monde qui n'avait presque plus aucun lien avec la nature originelle, que les grandes familles de cette régions cohabitaient sous l'influence diffuse des forêts et du dieu de celles-ci, Sylvanory. Les gens du dehors, les appelaient d'ailleurs les Ory car leurs noms finissent bien souvent en Ory. Aux yeux des citadins d'Evanescia, cette influence seule était une horreur qui justifiait leur rejet. Eux qui bien souvent n'avaient aucun lien avec la nature estimaient pour le moins dangeureux d'être manipulés par des arbres. Ils en ont une vision très simpliste, jugea Céleste. Cette influence était assez vague et bienveillante, d'aussi loin qu'elle s'en souvienne. Sylvanory était un dieu calme et taciturne, les Orys étaient raisonnables et charmants dans les fêtes et les coutumes respectueuses qu'ils avaient envers la nature.

Céleste eut un sourire : elle aimait bien Évanory. Tout dans ce décor lui inspirait la vie et la joie. S'il n'y avait pas eu ses parents inflexibles... Céleste eut un soupir et elle se sentit plonger dans une morne tristesse en pensant à elle, l'Anormale, comme elle se voyait, comme elle s'appelait.

Les habitants normaux de son monde développaient dès l'âge de 12 ans -pour les plus jeunes, cela dit- des compétences qui leur permettaient très tôt de travailler la matière brute : Entendre le chant des métaux, le chant des pierres, le chant du bois en menuiserie. Le chant de l'air était une compétence très recherchée dans les moulins ou à la chasse, pour avancer sous le vent et ne pas se faire repérer. Les plus influents des Orys maîtrisaient le chant du feu et de l'eau : il n'y avait pas une maison qui n'avait pas besoin d'un point d'eau ou d'une table de feu polyfoyer.

La famille de Céleste excellait depuis des générations dans l'interprétation et la composition du chant végétal. Sa mère, surtout, maîtrisait la spécialité de la réponse, un art très rare dont elle tirait un orgueil immense. Il faut dire que cantus végétal changeait du tout au tout l'anticipation des semis, la qualité des récoltes. Les Orys marginaux, qui vivaient en marge des villages -et qui n'avaient pas les moyens de se payer la visite conseil d'un maître chanteur végétal- en témoignaient souvent à leurs dépends, par leur récoltes mêmes. Le blé semblait maigrichon quand il ne commençait pas à moisir, certains légumes ne venaient jamais...

Or Céleste avait bientôt quatorze ans et son pouvoir ne s'était toujours pas manifesté. On fêtait aujourd'hui l'accomplissement de ses frères, de deux et trois ans plus jeune qu'elle. L'un avait un don pour le cantus fabae, le chant qui permettait de reconnaître et d'influencer les graines en leur parlant. Son autre frère celui, plus classique, du cantus fructifer, un chant infiniment précieux qui favorisait la croissance de toutes les plantes qui entendaient son chant.

Bientôt elle n'aurait plus qu'à trouver un emploi misérable de subalterne. Ses parents lui laissaient jusqu'à la fin du mois. Elle espérait seulement ne pas être obligée de devoir quitter Évanory, ses champs et ses forêts.

En attendant, c'était la honte qui se manifestait en elle.

Céleste d'OpalescenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant