Chapitre 4

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Évidemment, il fallait que le garde de faction soit posté devant la cellule de monsieur Tumnus. Si il avait été devant la mienne, j'aurais pu m'en charger. Je fais semblant de dormir, les yeux à demi fermés. Il ne me regarde pas de toute manière. Je dénoue sans me presser les bandes de tissu qui protègent mes mains abîmées et couvertes de cals, me forçant à rester calme. La précipitation a souvent été la cause de mes précédents échecs, et les tête-à-tête avec elle après chacun d'entre eux ne me manquent absolument pas. Je torsade la bande de tissu pour la rendre plus résistante. Même ainsi, elle mesure environ un mètre. Parfait. J'attends quelques minutes sans bouger, assez pour que le garde se décide enfin à changer d'emplacement. Il s'approche de ma cellule, et s'assied à gauche de la grille, dos au mur, de manière à pouvoir me surveiller. Il croit sans doute que je dors encore. J'ai tellement utilisé cette illusion durant tout le temps que j'ai passé ici que ça en devient absurde. Et pourtant, personne n'a encore rien remarqué.

La chandelle, nichée dans un renfoncement du mur, s'éteint. Aucune réaction du garde. Je bouge, essayant de déterminer si il est toujours éveillé. Rien. Sa tête penche sur le côté, sa bouche est légèrement entrouverte. C'est ma chance. Je m'approche de lui à pas de loup, sous le regard alarmé de Monsieur Tumnus. Je le rassure d'un regard. Je sais parfaitement ce que je vais faire. Je serre la bande de tissu dans mes mains, et la fais passer rapidement entre deux barreaux, avant de la récupérer entre deux autres. Coincé entre la grille et ma cordelette improvisée, le cou du garde. Je tire de toute mes forces vers moi, et sens le garde lutter pour libérer sa gorge. Je me force à continuer, malgré ses râles d'agonie qui me donnent envie de vomir. Il n'y a plus de retour en arrière possible. J'imprime un nouveau tour de poignet à la cordelette, et enfin le corps du garde se relâche.

Les souvenirs me reviennent violemment. Will, la tunique imbibée de sang, agonisant dans mes bras. Je viens de tuer un homme, un homme comme Will. Et ça ne me fait rien. Je viens d'ôter une vie de sang froid. Je m'effraie moi-même. J'ai beau me dire que je l'ai fait pour ma liberté, pour ma vie, rien ne peut atténuer l'horreur de ce que je viens de faire.

Je reprends mes esprits et récupère d'une main habile le trousseau qui pend à la ceinture du cadavre. Je cherche la bonne clé, je sais exactement de laquelle il s'agit. Combien de fois ai-je déjà vu cette grille s'ouvrir puis se refermer ? En y repensant, je réalise que je le sais. Neuf-cent-cinquante-six. Quand on n'a plus rien, les choses les plus absurdes sont souvent les seules auxquelles se raccrocher.

Je trouve la bonne clé en une fraction de seconde, et je la fais glisser dans la serrure. Après un "clic", la grille s'ouvre. Je suis libre. Provisoirement. Je m'approche de la cellule de Monsieur Tumnus, et essaie les clés une par une. Aucune ne veut fonctionner. Je réessaye, inlassablement. J'entends des pas, venant des souterrains. Monsieur Tumnus me fait signe de partir, et je grimpe les escaliers sur la pointe des pieds. Je m'en veux de l'abandonner, mais ce n'est pas comme si j'avais le choix. Je me donne bonne conscience en me promettant de revenir le libérer.

Je débouche dans le hall, désert. Des dizaines, non... Des centaines de statues encombrent l'espace. L'une d'elle attire immédiatement mon regard, et j'ai l'impression de sentir mon cœur geler dans ma poitrine. Je m'approche sur la pointe des pieds, et caresse la joue de l'effigie de pierre. C'est elle. Alys. Une larme silencieuse coule sur ma joue. Je ne dois pas m'attarder. Je pars sans me retourner. Je la pleurerai plus tard.

Je cours le plus silencieusement possible jusqu'à l'entrée du château. Toujours rien. C'est presque trop beau pour être vrai. Une fois arrivée hors de portée de tir, je bifurque vers un petit bois. Une fois la rivière traversée, je n'aurai plus qu'à continuer jusqu'à la table de pierre. Si il y a encore une armée, c'est là-bas qu'elle sera. J'imagine que les rares survivants ont préféré se cacher. J'aurais fait pareil si j'avais eu la chance de m'en tirer. Pourquoi risquer de nouveau sa vie dans un combat déjà perdu et de nouveau désespéré, quand on peut tout effacer et vivre dans la clandestinité, mais malgré tout libre et en sécurité ?

Je commence à avoir sérieusement froid. Mes vêtements ne peuvent même plus être qualifiés de vêtements, tellement ils sont usés. Je marche inlassablement, mais je sens mes forces faiblir au fur et à mesure. Je commence à sentir les premiers signes de l'hypothermie, et ma vision se brouille. Une sensation de chaleur étrange m'envahit. À partir de là, je sais parfaitement que je vais mourir dans les minutes qui suivent. Trop de personnes sont mortes ainsi sous mes yeux. Je sens mes genoux se dérober sous moi, et je tombe. Je n'ai plus la force de me relever, et je roule sur le dos. Autant mourir en regardant le ciel. Il m'a manqué pendant tout ce temps. Un léger sourire aux lèvres, je ferme les yeux. Je vais revoir Will.

L'autre narnienneWhere stories live. Discover now