Chapitre 34

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J'ai toujours du mal à réaliser ce qu'il vient de se passer. Jamais je n'aurais pensé me retrouver un jour à bercer un bébé pour l'aider à s'endormir, et encore moins l'enfant de Will.

Et pourtant me voilà, à trois heures du matin, avec un bébé en pleurs sans les bras. Il hurle depuis une heure. N'y connaissant rien, je me suis contentée de lui donner un peu de lait de chèvre, de changer ses langes et de le bercer pour faire en sorte qu'il s'endorme. Je suis probablement la pire des nourrices, mais Madame Castor est pire. Elle est persuadée qu'il faut que je donne des bouts de bois aux deux petits pour qu'ils fassent leur dents. Dents qu'ils n'ont pas encore, par ailleurs. Je lui ai gentiment expliqué que les bébés humains et castors ne se comportaient pas forcément de la même manière, mais elle n'en démordait pas. Bref.

Je me suis torturé les méninges sans arrêt depuis que j'ai lu la lettre qui accompagnait les deux enfants. Eyrinë. Je n'ai jamais entendu ce nom, ni même lu sur un rapport. Je devrais aller éplucher les vieux dossiers de recensement, mais pour être honnête, je n'en ai pas le courage. L'administration n'ayant pas été tenue pendant tout le règne de la Sorcière, il a fallu que Narnia se réorganise. Ce qui signifie, entre autres, compter consciencieusement tous les habitants, qu'il s'agisse d'humains, d'animaux ou même d'arbres. Pour l'instant, nous sommes seulement arrivés aux souris. Mais normalement, la mère de ces enfants n'est ni une souris, ni un arbre.

Je me résous à aller jeter un œil à ces registres dès le lendemain matin, tout du moins si ce satané bébé avait l'amabilité d'arrêter de pleurer. Je m'efforce cependant de rester calme et résiste à la tentation de l'envoyer contre le mur pour le faire taire une bonne fois pour toutes. Je réfléchis plutôt calmement à la raison pour laquelle je me retrouve avec non pas un, mais deux nouveaux-nés sous ma responsabilité.

Ce n'est pas compliqué à deviner. Will a trouvé quelqu'un, ils ont eu des enfants. Deux inconnues restent. Pourquoi leur mère les a-t-elle amenés ici ? Ils auraient sans doute été plus en sécurité avec elle qu'avec moi, elle aurait sans doute mieux su prendre soin d'eux. Rien ne remplace une mère. Je le sais bien. Mais au moins, ces deux petits n'auront pas à subir la douleur de la perte.

Je me surprends à penser qu'ils ont de la chance de ne presque pas avoir connu leur mère. Elle leur manquera, bien sûr, mais ils ne se souviendront pas d'elle. Ils ne se souviendront pas de tous ses gestes si familiers, ou de la manière dont ses yeux souriaient lorsqu'elle les voyait. Ils ne se souviendront pas de sa voix chaleureuse qui les réveillait le matin et les endormait le soir, de ses gestes doux qui les berçaient avec toute la tendresse du monde. Ils ne se rappelleront pas de son parfum familier, de ses longs cheveux qui brillaient sous le soleil d'hiver. Ils ne se rappelleront pas du sang qui les a souillés lorsque son corps sans vie est tombé dans la neige, de l'odeur métallique qui a remplacé le doux parfum au jasmin, des cris de douleur et d'agonie qui ont succédé aux mélodies murmurées dans la nuit.

Une larme muette coule sur ma joue. Je ne prends pas la peine de l'essuyer. Après tout, personne ne peut la voir dans cette pièce sombre que baigne seulement la lueur de la lune gibbeuse. L'enfant dans mes bras, comme par miracle, ne pleure plus. Ses yeux se sont clos, et une petite respiration aiguë trouble le silence de la chambre, faisant écho à celle de son frère assoupi. Avec un soupir, je dépose délicatement le petit corps endormi dans le berceau.

Je m'affale dans un fauteuil voisin et ferme l'œil avec soulagement, malgré mon cerveau en ébullition. La deuxième inconnue est celle qui me tourmente le plus. Pourquoi Will ne m'en a-t-il pas parlé ?

Au delà du pincement au cœur  ressens un profond sentiment d'injustice. Je l'ai toujours considéré comme mon meilleur ami. Non. Comme mon frère. Il est l'une des rares personnes pour lesquelles j'aie mis ma vie en danger, le seul à qui j'aie confié mes secrets les plus sensibles, le seul a qui j'ai voué durant des années une confiance aveugle. Pourtant, il n'en est visiblement pas de même pour lui. Sinon, pourquoi ne m'aurait-il pas parlé de toute cette histoire ? Je me suis tourmentée pendant des semaines à ce sujet, je suis restée évanouie pendant plusieurs jours, et Will n'a toujours pas jugé utile de m'avertir, ne serait-ce que par lettre. Je me sens trahie. En colère, mais surtout blessée. Blessée de savoir que Will ne me fait pas assez confiance pour me parler d'une chose aussi importante que ses deux fils.

Un bruit trouble ma méditation, et j'ouvre brusquement l'œil, posant la main sur la garde de ma dague. Je me lève et fait quelques pas en direction de la porte, aux aguets. Je ne perçois aucun danger, et pourtant quelqu'un est là. Je reste immobile, prête à toute éventualité, balayant la pièce du regard en m'arrêtant occasionnellement sur la porte en chêne.

Le chat muet de la cuisinière se glisse entre le battant et le mur et me file entre les jambes, allant se réfugier dans le fauteuil que je viens de quitter. Je laisse échapper un petit rire, soulagée, et retourne fermer la porte.

Je m'approche du berceau, espérant que le grincement de la porte n'a pas réveillé les jumeaux.

En voyant ces deux visages innocents plongés dans un profond sommeil, une seule pensée est venue occulter toutes les autres. Je les protégerai. Quoi qu'il m'en coûte.

L'autre narnienneWhere stories live. Discover now