Chapitre 9

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Le trajet vers la table de pierre est plus rapide que dans mon souvenir. Il faut dire que les couleurs rendues au paysage par l'arrivée du printemps me sont inconnues, et cette forêt si familière quand elle était ensevelie sous la neige m'est presque étrangère. Je suis néanmoins heureuse de me rendre compte que je connais encore les sentiers et les emplacements des sources et des cachettes. Ce genre de choses est toujours bon à savoir.

J'évite de trop parler. Même si nous sommes certainement hors de portée des loups et autres créatures peu sympathiques, nous ne pouvons faire confiance à rien ni personne. Chaque pierre, chaque arbre est susceptible de cacher un espion. Alors, je retiens mes questions. J'imagine que Will aussi. Les mots brûlent mes lèvres, mais je ne cède pas. Je me concentre, essayant de faire le moins de bruit possible en marchant sur le sentier de terre battue qui serpente entre les arbres.

Je savais rester silencieuse dans la neige, mais marcher discrètement sur la terre m'est impossible. Il y a toujours une brindille qui craque sous mon talon, un caillou que je percute en avançant, des feuilles qui crissent sous mes semelles. Une vraie galère... Parfois je me dis que l'hiver avait ses avantages.

Je prête l'oreille à de nouveaux sons. Au calme glacé de l'hiver ont succédé le bavardage des oiseaux et le murmure des ruisseaux. J'essaie de tous les identifier, mais bien évidemment j'en suis incapable. J'ai eu beau vivre dans ces bois pendant des années, je n'ai jamais réussi à reconnaître les oiseaux à leur chant, au grand désespoir de Jinnan. Je réalise que je n'ai pas demandé à Will de nouvelles de Jinnan. Cette fois, je suis incapable de retenir ma question. Je m'éclaircis la gorge, ne sachant pas vraiment comment tourner la chose.

“Jinnan est mort.”

Je reste un moment abasourdie. Comment a-t-il pu…

“J'aurais dû t'en parler avant. Je suis désolé.”

La tristesse finit par l'emporter sur l'étonnement. Ma gorge se noue, et je refoule mes pleurs. Il n'aurait pas voulu que je me morfonde inutilement, alors que nous avons une bataille à mener. Il l'avait sans doute vu dans les étoiles, ça aussi. Et, comme d'habitude, il ne s'en est pas rappelé. Je laisse échapper un soupir.

“Et… Il y a autre chose. je dis, ma voix légèrement étouffée. Alys est au château. Pétrifiée. je termine, hésitante.

-Tu étais là-bas ?” demande-t-il, sa voix prenant une teinte légèrement différente. Je ne saurai pas définir ce que c'est, cette émotion que je peux presque sentir dans l'air. On dirait un mélange d'inquiétude, de colère et de tristesse.

Je hoche la tête imperceptiblement. Je n'ai pas envie de parler de ça, ni de l'inquiéter, mais j'imagine que je n'ai pas vraiment le choix. Je décide de dire seulement le strict minimum.

"Je peux pas t'en parler, c'est encore trop récent. J'ai réussi à m'enfuir que ce matin, et c'est là que je l'ai vue." j'articule péniblement.

Je me doute que ça ne lui suffira pas, et qu'il faudra que je lui explique tout à un moment ou un autre. Mais pour l'instant, je ne peux pas. Je n'ai même pas réussi à trouver les mots pour essayer de m'expliquer à moi-même ce que je vivais, alors pour Will ? C'est mission impossible.

"Qu'est-ce qu'elle t'a fait ? Je veux dire, la Sorcière. "

Je secoue la tête et soupire, en continuant à marcher à un rythme régulier.

"Elle m'a posé beaucoup de questions. Mais j'ai rien dit. Je savais quasiment rien de toute manière, je ne sais même pas pourquoi elle m'a laissée en vie.

-Aslan saura sûrement, lui. On ira le voir dès qu'on arrivera."

Will est... Différent. Plus posé, moins impulsif, il a plus de sang froid aussi. Il a grandi. Et moi aussi. On aura beau essayer de faire comme si tout était comme avant, on n'y arrivera jamais. Il y a eu trop de drames, trop de morts. Nous avons changé, chacun de son côté, lui avec l'armée et moi en cellule. Alors tout ce qu'il nous reste à faire, c'est essayer de recoller les morceaux. Je suppose qu'on y arrivera, enfin si on survit tous les deux assez longtemps. Mais il serait faux de dire que tout est comme avant.

Nous continuons notre chemin en silence, seul le bruit de nos pas et celui de la vie de la forêt répondant à notre mutisme. Nous arrivons rapidement au camp, près de la table de pierre, et je reste bouche bée. Des tentes d'un rouge étincelant ont remplacé nos vieilles toiles marron, des armes flambant neuves rutilent sous le soleil et des centaines de guerriers parcourent les allées. Rien à voir avec l'armée que j'ai connu, l'armée faible, isolée et terrorisée. Ici, on dirait presque que l'hiver n'est jamais tombé. Ce sont des enfants de l'été. Quand l'hiver viendra à nouveau, le troupeau ne survivra sans doute pas. Du moins, il n'en sortira pas intact.

J'éprouve une sorte de reproche au fond de moi. Cette armée, bien équipée, peuplée de centaines, de milliers de personnes, est restée en sécurité ici pendant que les gens comme moi, car je n'étais certainement pas la seule, croupissaient au fond d'un trou.

Ceux qui les ont servis loyalement pendant des mois, risquant leur vie pour eux, enfermés par un tyran parce qu'ils refusaient d'être asservis, ces gens-là, qu'ont-ils fait pour eux ? Qu'ont-ils fait quand nous étions humiliés, brisés, enchaînés ? Rien. Ils n'ont rien fait. Ils nous ont abandonné. Comme s'il ne suffisait pas que les quatre fils d'Adam et d'Ève aient mis un siècle à se décider, maintenant Aslan abandonne ceux qui se sont battus pour lui ? Sans nous, ces gens qu'on peut sacrifier facilement sur le champ de bataille et qui permettent souvent la victoire, il n'a aucune chance de reconquérir Narnia. Mourir au champ d'honneur est une chose, même si c'est la dernière que je souhaite. Mais mourir en se sentant abandonné des siens, des gens auxquels on faisait confiance... J'ai presque eu de la chance de les croire mort, mais la rancœur dont je n'avais jamais eu conscience auparavant vient m'étreindre le cœur, oppressant ma poitrine et mes poumons, coulant comme une toxine dans mes veines.

Je serre les poings de toutes mes forces, tentant de tempérer la colère qui s'immisce en moi, et je m'avance vers le camp d'un pas décidé. Le passé est... passé, justement. Et j'ai perdu assez de temps comme ça.

L'autre narnienneWhere stories live. Discover now