Chapitre 24

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Une nuit blanche à ajouter à la liste déjà très importante de ses semblables. La Sorcière, même morte, ne me laisse pas de répit.

Je vois son visage dès que je ferme les yeux. Je ressens la confusion de notre charge, le fracas du traîneau qui s'écroule dans la poussière, je vois le sang s'échapper à gros bouillons de la blessure d'Edmund. Je la vois elle, debout au milieu des pétrifiés, j'entends sa voix et cette phrase : essaie donc de m'arrêter, si tu t'en sens capable.

Je vois la boue, les cadavres mêlés aux agonisants, j'entends les cris de guerre et les supplications. L'odeur métallique du sang mêlé à celle, âcre, de la sueur, emplit mes poumons. Je suffoque. J'ouvre enfin l'œil. Et tout recommence.

Il doit être cinq heures du matin, à présent. Un soleil timide pointe le bout de son nez au-delà des toits. Je me faufile par la lucarne entrouverte, essayant cette fois-ci de ne pas me cogner.

Je me lave rapidement à l'aide d'une bassine que j'ai montée jusqu'ici depuis le puits. La sensation de l'eau fraîche sur mon visage me fait du bien, et me donne presque l'impression que ma fatigue s'est envolée. Je passe une main hasardeuse dans mes cheveux ébouriffés, et j'ai le malheur de croiser mon reflet dans la pierre polie qui fait office de miroir.

Je me dévisage un instant. Quelques secondes, tout au plus. Quelques secondes qui m'ont suffi pour voir mon visage défiguré par ces cicatrices hideuses. Trois grandes griffures encore rouges, qui barrent un œil figé, grand ouvert. Je me ferais presque peur.

Je n'ai pas l'impression que ce visage est le mien. J'ai l'impression de voir quelqu'un d'autre, qui me ressemble certes, mais qui n'est pas moi. Je ressens de la pitié envers ce reflet. Et ça me dégoûte. Alors c'est ça que voient les gens quand ils croisent mon regard ? Une fille défigurée, rien de plus? C'est ça qu'ils éprouvent ? De la pitié ? Envers moi ?

Si il y a une chose que je n'avais jamais inspiré à personne jusque là, c'était la pitié. La compassion, sans doute. Et encore. La pitié... Jamais. J'imagine qu'il va falloir que je m'y habitue, parce que je vais vivre toute ma vie comme ça. Vie qui, grâce à Aslan, n'en sera que plus longue.

J'enfile rapidement un pantalon et une tunique noire. Tout à l'heure, je pouvais me permettre de parcourir le château dans mes vêtements de la veille. Mais il va bien falloir que j'aille au conseil, et il faut croire que porter les mêmes vêtements plus de trois jours de suite n'est pas assez... Quel est ce mot barbare qu'utilise Susan, déjà ? Hygiénique. Quand je pense que j'ai porté les miens plus de deux ans d'affilée, en les lavant occasionnellement dans la rivière à moitié gelée ... Elle aurait une attaque si elle l'apprenait.

Je boucle ma ceinture et glisse mes dagues à mes côtés. Je ne les quitte jamais. Pas même pour dormir, pour les nuits où j'y arrive. Les vieilles habitudes ont la vie dure.

Je réprime un bâillement et me dirige à pas silencieux vers la salle du conseil. On dirait que j'ai pris l'habitude de marcher sur les dalles des couloirs, ce qui me permet entre autre de me déplacer à peu près discrètement. Ce n'est pas que j'en aie besoin. Mais on ne sait jamais.

Je pousse le lourd battant. Je suis la première. J'imagine que les autres ont un sommeil à peu près correct. Il est donc plus que normal qu'ils ne se soient pas réveillés au chant du coq, et donc qu'ils ne soient pas encore totalement prêts.

Ils finissent par arriver, plus ou moins éveillés. Si des cernes marquent le visage d'Edmund, ses frères et sœurs ont l'air plus qu'enthousiastes. J'imagine que lui non plus n'a pas beaucoup dormi. Ça ne m'étonnerait en tout cas absolument pas, il a failli y laisser quelques plumes.

Je ne connais rien au commandement, encore moins à la politique. Mais il va bien falloir essayer. La deuxième partie du rituel a été faite il y a peu, et Will et moi sommes désormais des Chuchoteurs à part entière. Sachant que nous sommes censés conseiller les quatre Pevensie alors que nous n'avons aucune expérience, le début sera très certainement très compliqué.

Un conseil ennuyeux sur la garde de Cair Paravel et la marche à suivre en cas d'attaque nous occupe pendant trois bonnes heures. Les prochaines années s'annoncent longues.

L'autre narnienneWhere stories live. Discover now