Fais-moi peur

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28/06/1879 - C'est décidé, je reste ici. Je ne resterais pas esclave de mes peurs irrationnelles. Je les mets sur le compte du manque de sommeil - douce ironie que ces frayeurs m'empêchent de dormir. Mais non, je ne choisirais pas la fuite, peu importe à quel point j'en ai envie, a quel point mon coeur me hurle de prendre la poudre d'escampette; j'ai envie d'aimer cette ville, j'ai envie d'y être bien, et quelque fois je le suis. Alors, la seule solution va être de lever le mystère du manoir par moi même, puisque personne ne semble disposé à m'aider.

Dans cette optique, j'ai essayé de surpasser ma peur, et de m'approcher du manoir, un peu plus chaque jour. Et je vois ses détails, ses aspérités, comme si je m'approchais d'un visage dont je voyais les rides, les imperfections. Chaque fois, j'imagine que voir le manoir en plein jour, de plus près, le banaliserait, lui enlèverait son aura; et chaque fois, j'ai un peu plus peur. Tout ce que je découvre au sujet de ce manoir m'effraie. Les escaliers qui y mènent, le boudoir extérieur, le bois pourri, les fenêtres fragilisées, et cette végétation qui semble pousser selon sa propre volonté, ou plutôt celle du manoir. Rien ne me plait ici. Mais je dois en savoir plus. Et, aussi étrange que cela ait l'air, cette peur m'excite, m'intrigue; ce manoir est comme le diable, terrifiant et séduisant. Et pour la première fois aujourd'hui mon enquête a connu une avancée significative.

Je n'ai toujours pas osé m'approcher au-delà du portail d'entrée du manoir, mais je me suis contraint à aller voir le cimetière de Boot Hill, sur la droite du manoir. Oui, si cette ville devait avoir un cimetière, il ne pouvait se trouver ailleurs que sur la propriété du manoir, évidemment. J'essayais de garder les yeux au niveau du sol, ou à hauteur d'homme, je n'osais pas affronter la vision du manoir.

Ce cimetière était terrifiant. Non pas comme un cimetière peut l'être habituellement, mais dans sa propre manière malsaine et vicelarde. Les tombes portaient toutes des blagues, de l'humour noir sur ceux qui les habitaient. Cette manière de jouer de la mort aussi légèrement me mettait extrêmement mal à l'aise. Si la mort n'est plus un sujet sérieux, la vie n'a plus aucune importance. A quoi bon essayer, lorsque malgré tout ce que l'on pourrait accomplir, ou essayer de vivre, on fini par n'être qu'un jeu de mot douteux sur une pierre tombale, dans un cimetière que plus personne n'entretient. Une pierre en particulier m'a glacé et me glace encore, on pouvait y lire ce poème macabre :

« Cold is my bed

But oh I love it,

For colder are my

friends above it »

Qu'est ce que ça voulait dire ?

« Oh mon lit me glace

Mais je ne m'en fais pas,

Car mes amis à la surface

Sont encore plus froids. »

Comment un cimetière pouvait me donner autant l'impression d'être en train de me narguer? Je me trouvait là devant cette pierre, avec la terrible impression qu'elle s'adressait directement à moi. A ce moment là, qu'est-ce qui me faisait plus vivant que tous les corps sous mes pieds? Un coeur qui bat, et puis quoi, un peu de sang pompé dans mon corps? A quoi bon? Ne me sentais-je pas moi même particulièrement froid à ce moment là?

Ne supportant plus cette vision, je me suis retourné pour faire face à Big Thunder Mountain. Le pic rocailleux se détachait du ciel gris et orageux. Je ne me sentais pas bien, comme si toutes ces tombes me regardaient. Je sentais la présence malveillante du manoir sur ma droite, mais je n'osais toujours pas le regarder, alors que j'avançais vers un petit édifice que je supposais être un monument aux morts.

Encore une excellente blague du fossoyeur, le monument en pierre et en bois, d'un peu plus de deux mètres de haut était incrusté de faux (du moins je l'espère) bâtons de dynamite, et portait une inscription se moquant de la cupidité des mineurs, et... une seconde. J'y pense seulement maintenant, mais de la dynamite? Ils creusaient en se servant de dynamite. Dans ce cas, aucune surprise qu'il y ai eu un tremblement de terre, c'est complètement inconscient ! Pourquoi est-ce que tout ici doit être si étrange?

Bref, c'est en zigzaguant au hasard parmi les sépultures que je me suis retrouvé là où mon enquête allait enfin avancer, car jusqu'alors je n'avais appris du cimetière rien de plus que je ne savais déjà; Thunder Mesa a un problème qui n'a rien à voir avec la perte de son capital. Et c'est ici que se trouve le premier indice.

Il s'agissait d'une sorte de crypte à ciel ouvert, très clairement séparée du reste du cimetière, elle était par ailleurs à l'extrême limite de celui-ci. Comme si elle en était le point culminant. Au centre se trouvait un promontoire qui devait servir de point de vue, délimité par des murets en pierre, je suis monté dessus pour me sentir au dessus de ce sol, légèrement au dessus de Thunder Mesa. La vue donnait sur le lac, puis sur l'étendue sauvage au delà qui n'avait pas encore été colonisée, on pouvait seulement voir le chemin de fer qui traversait le paysage. Comme si l'environnement brûlent de juin voulait m'encourager, une brise vint me caresser le visage. J'emplis mes poumons, fermait les yeux. J'étais prêt, j'allais mieux.

Sans aucune surprise, je découvrit les tombes des époux Ravenswood, qui ne m'apprirent pas grand chose si ce n'est des dates précises. J'aurais cru que l'esprit mégalo de Ravenswood aurait voulu la plus impressionnante tombe du cimetière, ce n'était pas le cas. Sa tombe et celle, jumelle, de sa femme Martha, étaient très quelconques. Peut être la plus subtile blague du fossoyeur. En face, deux autres tombes jumelles, pour deux autres époux. Jasper et Anna Jones, deux servants du manoir. Je ne fus pas surpris de voir une blague sur leurs épitaphes, même si celle-ci sonnait plus honnête que les autres, comme s'il s'agissait d'un simple fait. Jasper « Rendait le maître heureux », alors qu'Anna le « Rendait plus heureux encore ». Je me surpris à rire, seul, entre les tombes. Ces deux servants, et surtout Anna, devaient être particulièrement proche des vieux Ravenswood pour être enterrés dans leur crypte, à quelques mètres d'eux. Je m'interrogeais sur ces curieuses relations lorsque j'ai entendu un bruit, sourd, répétitif. Je me suis retourné et ai vu le plus gros tombeau de Boot Hill. Les dimensions de cette tombe étaient ridiculement importantes. Elle était plus haute que moi, et deux fois plus longue. Sa couleur était étrange, une sorte de vert sombre, surréaliste, je n'arrivais pas à comprendre en quel matériau elle était faite. Une chose était pourtant sûre, dans tout ce mystère; il y avait un troisième Ravenswood. Si Henry n'avait pas la plus grosse tombe, elle appartenait forcément à un membre de sa famille. Elle n'était pas nommée, mais cette tombe me donnait une bonne piste, chose qui me faisait complètement défaut depuis longtemps. J'y ai posé la main, poussé par ma curiosité quant à ce matériau curieux, et probablement par autre chose, qui ne venait pas de moi, et dont je n'avais pas conscience sur le coup. Je me rendais bien compte que c'était une mauvaise idée, mais je l'ai fait. J'ai posé ma main a plat contre la tombe, pendant cinq secondes, grand maximum. Un battement de coeur. C'est bien ce que j'avais entendu plus tôt. Un battement de coeur terriblement tranquille, paisible. J'ai eu un mouvement de recul et de peur, réflexif. Grossière erreur; j'ai fait un pas en arrière et me suis retrouvé, par mégarde, face au manoir. Alors, je l'ai vu, à la fenêtre du premier étage. Une silhouette, un chapeau haut-de-forme, des yeux...

Non, des orbites. 

Souvenirs de Thunder MesaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant