L'enfance de l'art - Tome II : Le fou (Terminé)

Chapitre 6 - Qu'est ce que tu veux qu'on y fasse ?

5 février- restaurant « les 3 faisans »

Les 3 faisans... on dirait une chanson de Jacques Brel. C'est vrai que le restaurant accueille des bourgeois, et même des hommes de loi. Mais on n'y trouve pas de jeunes pour faire de la provocation. Fred attend un peu avant de sortir de sa voiture, prend quelques inspirations profondes, comme lorsqu'il passait ses examens. Il essaye sans succès de ralentir les battements de son coeur. C'est le restaurant des Grandes Décisions.

Il ne sait pas à quand remonte la coutume. Il semblerait qu'elle date de son grand-père, Henri Guthrie, le juge d'instruction. A chaque fois qu'il devait prendre une grande décision concernant la famille, il réservait une table, un dimanche à midi dans ce restaurant. Il demandait toujours la table quatre, celle qui est tout au fond, blottie dans un petit renfoncement, juste sous un grand miroir Régence flanqué de généreuses compositions florales. Naturellement à l'écart des autres, cette table est parfaite pour tenir une longue conversation. Et le grand-père Henri prétendait qu'on ne discute jamais aussi bien qu'autour d'un très bon repas.

Manger, manger, manger, il n'y a que cela qui compte pour eux, songe Fred avec dépit.

Trois générations de Guthrie partagent ce même engouement pour les plaisirs de la table. D'abord Henri, puis André et maintenant Galaad. Il n'est pas ton frère lui objecte une petite voix. Oui, sans doute. Galaad n'est pas son frère biologique mais c'est tout comme. Il a été élevé par André, il aime tout autant manger que les deux générations précédentes réunies.

Lui, Fred, déteste s'asseoir à la table d'un restaurant. Il doit s'astreindre à un régime draconien pour conserver la silhouette élancée qu'il aime tant dans le miroir. C'est facile la plupart du temps. Il vit seul, travaille beaucoup. Il fait ses courses au petit magasin bio, en bas de chez lui, et se cantonne aux rayons des yaourts au soja et des légumes.

La dernière fois qu'André a réservé une table, c'était pour discuter de ce partenariat avec le cabinet allemand. Natacha avait beaucoup travaillé sur ce dossier mais elle n'avait pas été invitée au repas. Les décisions qui concernaient le cabinet, comme celles qui concernaient la famille, se prenaient sans aucune ingérence extérieure. A une époque pas si lointaine, Fred aurait fait des pieds et des mains pour que ses parents invitent la jeune femme. Il aurait été tellement fier qu'elle prenne sa place parmi eux ! Après tout n'était-elle pas destinée à l'épouser ? Mais il en avait été tout autrement et, en ce début février particulièrement glacial, Fred est ravi qu'elle ne soit pas la. Il l'a très peu croisée au cabinet. Il s'est contenté d'une politesse de pure forme lorsqu'il a eu à échanger avec elle. Grâce au ciel, ils ne travaillent pas sur les mêmes dossiers. Et il ne cherche plus de prétextes pour se rendre dans son bureau.

Ils se sont réunis aux 3 Faisans pour discuter de l'orientation de Fred lorsqu'il et entré en terminale. A l'époque, l'adolescent écervelé qu'il était voulait intégrer une école de commerce. André et Ingrid lui avaient expliqué où était son devoir, ce qu'il avait fort bien compris Il avait mis du temps à se sentir à l'aise en face de droit, mais à présent que ses études étaient terminées, il était ravi d'avoir tenu bon.

Aujourd'hui, le jeune avocat ne comprend pas l'objet de cette nouvelle réunion de famille. A moins qu'il ne veuille me nommer directeur du cabinet à Munich se dit Fred dont les battements cardiaques s'accélèrent. Il se dit qu'il aurait du prendre l'allemand comme seconde langue au lycée. Mais il n'est pas doué pour les langues. Il a déjà du mal avec l'anglais. Ca lui fait penser à cette soirée stupide entre Galaad et son ami, le vieux bluesman. Il serre les dents. Il n'avait rien compris à la conversation. Quand on a un minimum de savoir vivre, on fait la traduction, se dit-il. Avec une grimace, il chasse ce souvenir de ses pensées.