L'enfance de l'art - Tome II : Le fou (Terminé)

Chapitre 9 : Où est-ce que tu étais ?

Chez Roman, 15 mars – fin d'après midi

Allongé dans son lit, Roman promène une main légère dans le dos nu de Jenny. Elle aime ça. Il ne pense pas tellement à son geste. Il laisse aller sa main qui dessine des runes complexes sur la peau parsemée de grains de beauté. Il abandonne ses pensées à leur cours nonchalant sans les retenir.

Il a créé ses plus beaux modèles de guitare après l'amour. C'est comme ça qu'il fonctionne. C'est dans l'apaisement, après le coït que son esprit s'ouvre et que ses meilleures idées lui viennent. C'est sans doute parce qu'il se détend, totalement. Il aimerait qu'il en soit de même pour Gal, que son ami parvienne à trouver un peu de paix, de calme, de sérénité. Au lieu de ça, le garçon n'est qu'angoisse, colère. Et Roman a la douloureuse impression que la situation empire de jour en jour. Une fois de plus le luthier se demande quel est l'immonde personnage qui a ainsi détruit la vie de son meilleur ami. Puis la réponse fuse dans son esprit, avec une incroyable netteté.

Il suspend son geste. Sa partenaire ne bouge même pas. Il s'assied dans son lit, sous le choc de la révélation, glacé par l'évidence qui lui saute aux yeux.

Qui a surgit dans la vie de Gal à un moment étrangement opportun ?

Qui a entouré le garçon blessé d'une sollicitude étouffante, allant jusqu'à le bourrer de drogues débilitantes ? Qui est allé jusqu'à presque le persuader lui, Roman, que les mains de Galaad étaient condamnées ?

Qui aurait aimé passer, pour d'obscures raisons, le restant de ses jours auprès d'un infirme ?

Il ne comprend pas comment il n'a pu ne pas voir la réponse plus tôt. Tout converge vers le même individu, celui pour qui, au premier regard, Roman a éprouvé une profonde aversion : le chirurgien, l'oncle de Galaad, Stephen Guthrie.

Roman se lève, fait quelques pas, nu dans le soir qui tombe, les bras croisés sur sa poitrine. Tous les morceaux du puzzle s'emboitent à la perfection. Stephen était au B53. Il a interrogé Jenny au sujet de Gal. Il était au concert de Dream Pink. Il était le premier sur les lieux de l'accident. Il s'est employé à couper Gal de tous ceux qu'il aimait. Il a prétendu que le jeune homme ne voulait aucune visite. Et si c'était le contraire ? Si c'était lui qui avait manipulé son neveu pour le faire renoncer à voir ceux auxquels il tenait plus que tout ?

Mais c'est un vieil homme. A la baston contre Gal il n'aurait jamais eu le dessus ! rétorque sa petite voix intérieure.

Jamais ? Pas si sûr.

Roman marche sur des revues musicales éparses au sol et des croquis préparatoires pour de nouvelles formes de pickguard. Il imagine sans mal la scène. C'est comme s'il y était, en spectateur impuissant d'un drame ignoble.

Le vieux pénètre chez Gal, plusieurs heures après le concert. Il le découvre endormi. Après avoir tout donné durant le concert, après avoir probablement fait l'amour avec passion, Gal devait être épuisé. Ce sadique réalise qu'il n'aura jamais une meilleure occasion. Il roue le garçon de coups et massacre ses mains. Pris par surprise et désorienté, Gal n'a pas le temps de réagir qu'il a déjà des côtes cassées. Puis l'ex-chirurgien traîne le malheureux jusqu'à l'entrée et met le feu. Il ne lui reste plus qu'à simuler un sauvetage. Choqué, traumatisé, le garçon n'aurait aucun souvenir de ce qui s'était passé. Et si jamais des bribes revenaient à la surface, Stephen saurait comment l'abrutir.

Roman tape du poing sur le plateau en faïence de sa cuisine américaine, tellement étroit que deux assiettes ne tiennent pas l'une en face de l'autre. Affaibli et désespéré, le jeune homme allait passer le restant de ses jours près de son oncle. Seulement les choses n'avaient pas tourné comme l'espérait Stephen. Gal avait fait des siennes. Et cette fois ça lui avait probablement sauvé la vie.