RORY ATTENDAIT Samuel, debout sur la chaussée déserte séparant leurs maisons respectives, à trépigner d'impatience. Ils s'étaient donnés rendez-vous presque une heure auparavant, à l'aide d'une lampe de poche et de leur parfaite connaissance du code morse, signant la nuit noire de leurs éclats lumineux. Samuel avait du retard. C'était inévitable ; Gareth se couchait relativement tard et Rory, comme Samuel, ne prendraient jamais le risque d'attirer son attention à une heure si tardive. Les deux garçons avaient appris à être patients, subtils et surtout, ils avaient appris l'art de la discrétion. De véritables ninjas.
— Le Fou de Sa Majesté, pour vous servir !
Rory sursauta comme un chiot apeuré et Samuel, qui était arrivé dans son dos – le traître –, ne parvint pas à réprimer un rire caverneux.
— T'es sur les nerfs, cow-boy !
Rory lui asséna une tape offusquée sur l'épaule.
— J'étais à deux doigts de faire dans mon fr...
Ses yeux bleus se figèrent, papillonnèrent comme pour effacer une image insidieuse, puis s'ancrèrent dans ceux de Samuel. Ses prunelles étaient bordées de rouge, son teint cireux. Il avait pleuré. Rory comprit bientôt pourquoi : des marques de strangulations enserraient la gorge de son ami dans un dégradé de violet qui les firent frémir à l'unisson. Rory se retint d'exploser : poings serrés, expirations forcées, joues cramoisies. Et devant lui, Samuel : les cheveux ternes, les yeux baissés, l'air penaud. Ils avaient déjà vécu cette scène. Des dizaines – si ce n'était des centaines – de fois. Tous deux connaissaient d'ores et déjà l'issue de la conversation à venir.
— Je peux plus supporter ça, Sam. Je... j'en suis incapable.
Samuel eut l'air d'avoir avalé de travers.
— Tu ne peux plus supporter ça, hein ? répéta-t-il avec une ironie glaciale. Toi, l'Roi Rouge ?
Rory préféra ignorer sa remarque tout aussi cruelle que sarcastique, blessé.
— Je vais le dénoncer. J'vais aller chez les flics, et je vais le dénoncer ! menaça-t-il en pointant sur le Fou un doigt tremblant. D'ailleurs, qu'est-ce que j'attends, hein ? Qu'on te retrouve dans un putain de fossé ? Gareth est malade. Complètement givré.
Samuel émit une plainte étouffée tandis que les traits de son visage se décomposaient pour ne plus laisser place qu'à une angoisse désespérée.
— Tu m'as promis, Rory ! bredouilla-t-il en lui saisissant l'avant-bras. Tu m'as promis !
Un goût amer sur la langue, Rory secoua la tête. Il eut un rire sec, incisif.
— Ce connard a un problème. Je ne peux...
Samuel accentua l'étreinte qu'il exerçait sur Rory, broyant son bras entre ses doigts comme les serres d'un aigle sur sa proie. Ses yeux verts exprimaient une peur terrible, doublée d'une tristesse à fendre le cœur. Son septum était de travers, ses joues creusées. Rory sentit ses entrailles se nouer comme la paire d'oreillettes abandonnée dans le creux de sa poche alors que Samuel s'humectait péniblement les lèvres.
— Il est ma seule famille ! l'interrompit-il alors que les larmes commençaient à gonfler ses paupières lourdes de ses tourments. Il est... ma seule famille, Rory. Je peux pas faire ça. Et toi non plus.
Ils pleuraient tous les deux, à présent. La nuit était glaciale et le vent leur fouettait méchamment les joues. Un frisson glacé parcourut l'échine de Rory.
— Ah oui, et pourquoi ? eut-il le culot de demander, furieux.
Ils se regardèrent longuement. Samuel ne lâchait pas son bras, les sourcils froncés. Il embaumait la fraîcheur de l'herbe récemment coupée. La voûte céleste se reflétait dans ses yeux dévastés, d'un émeraude enchanteur.
— Parce qu'on s'aime, non ?
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RED KING
Short StoryAlors qu'ils sont âgés de cinq ans, Rory et Samuel se retrouvent à emménager l'un en face de l'autre, seulement séparés par un bandeau de bitume crevassé. Tous les jours, Rory sourit à Samuel. Et tous les jours, Samuel ne lui rend qu'un rictus amer...