17 ANS

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SAMUEL ET RORY se baladaient à la foire comme deux gamins surexcités. La nuit était tombée et l'endroit semblait étinceler de vie, regorgeait d'une joie universelle et les appelait à se détendre, à profiter des vacances d'été. Il faisait chaud, légèrement moite, et Samuel était affublé d'une casquette noire où s'étalait sur le scratch arrière « BACK OFF  » ; Rory lui avait volé son t-shirt préféré, trop large et d'une couleur pastel que les spots lumineux éclairaient de mille couleurs. Et ils souriaient, tous les deux, se frôlant systématiquement les doigts avec tendresse et s'accordant quelques regards brûlants d'un amour qu'ils ne cherchaient plus à dissimuler. Ils étaient heureux, leur bonheur irradiait comme un halo éblouissant.

— Le stand de tir, ça te dit ? proposa Samuel en désignant l'attraction d'un geste du menton. Après, on ira se goinfrer. Encore.

Rory eut un petit rire entendu, puis sentit une vibration contre sa cuisse. Les sourcils froncés, il sortit son téléphone portable et inspecta l'écran d'un air las. 

— Vas-y, on te rejoint, soupira-t-il en collant un baiser sur son front. Arty s'est perdu et il panique. Tu connais son amour pour la foule.

Samuel leva les yeux au ciel, tripota machinalement son septum.

— Très bien, acquiesça-t-il, secouant la tête avec dépit. J'étais pourtant sûr qu'il était juste derrière nous.

— Il est plus facilement attiré par les attractions qu'un insecte par la lumière, déplora Rory d'un air faussement contrarié. T'inquiète, je le trouve et je le traîne jusqu'ici.

Il lui adressa une dernier regard puis tourna les talons tandis que Samuel se dirigeait d'un pas léger vers le stand de tir. Le groupe de trois ou quatre personnes qui l'entourait finit par s'en aller du stand en riant, deux gigantesques peluches dodelinant sur leurs épaules et soulignant ainsi leurs victoires successives. Samuel attendit quelques minutes, fouillant les alentours de ses prunelles vertes, avant de soupirer. Longuement. Il adorait Arty, mais son tempérament volatil avait tendance à l'entraîner dans des situations rocambolesques. À l'heure actuelle, il pouvait très bien s'être enfermé dans les toilettes de la foire après avoir provoqué la mauvaise personne. Ou alors, il avait été jeté dans un fossé par ladite personne.

— Une partie ? l'interrogea le forrain en tirant une dernière latte de sa cigarette, laconique.

Samuel mit de côté son cynisme et hocha la tête. Rory ne devrait plus tarder et il s'ennuyait. L'adolescent s'apprêtait à sortir son porte-monnaie à l'effigie de « Pulp Fiction » quand un bras emplit son champ de vision pour tendre au forrain deux billets froissés.

— On est ensemble.

Samuel se raidit comme un piquet et cinquante sonnettes d'alarmes lui vrillèrent le crâne. Cette voix suave, cette intonation fielleuse. Cette odeur. Ces cheveux noirs comme une abîme. Il pivota sur ses talons, entendit Gareth lui emboîter le pas, lui saisir l'avant-bras.

— Lâche-moi ! s'exclama-t-il en le repoussant avec virulence. Je t'interdis de poser ne serait-ce qu'un petit doigt sur moi. T'entends ?

Si il avait maigri, Gareth n'avait pas su se débarrasser de son air dur et méprisant. Une barbe mal taillée encombrait son visage blême, creusé par une fatigue poignante, et son regard vairon transpirait la décadence. Ses pupilles étaient dilatée et obstruaient le vert et l'azur de son regard bicolore. Des pansements se décollaient dans le pli de ses coudes et une cicatrice rosâtre – qui datait d'environ plusieurs mois – zébrait son cou. Et malgré tout, Samuel réussissait à déceler l'odeur mentholée de l'homme qu'il avait été autrefois. Elle l'écoeurait tellement qu'il fut frappé d'une nausée, secoué d'un haut-le-coeur. Sauf que c'était dans sa tête, ni plus ni moins. En réalité, Gareth empestait l'alcool.

— Je peux être un meilleur père, Samy.

Samuel se sentit vaciller, recula d'un pas.

— Tu penses convaincre qui, dans cet état là ? rétorqua-t-il sèchement. Pas moi, j'espère. Casse-toi, Gareth. Dans quinze secondes, j'appelle les flics.

Le visage de Gareth se décomposa et il sentit un pincement douloureux lui retourner l'estomac. Il restait son père.

— Tu me manques, la maison me manque, notre vie me manque, insista-t-il d'une voix tremblante. Je peux changer, je peux me soigner. Je peux nous offrir un avenir meilleur. Être un bon parent. Je veux voir mon fils grandir.

Samuel faillit le gifler. Il tremblait.

— Arrête, tais-toi. Tes promesses, c'est rien que du vent. Et je n'y crois plus depuis des années. J'ai essayé, encore et encore. Je t'ai protégé. Je t'ai accepté. Je t'ai aimé.

Il serra les poings afin de dissimuler la peine qui le prenait à la gorge et menaçait de le faire fondre en larmes.

— Toi, tu m'as manipulé. Tu m'as frappé. Tu m'as humilié. Puis, tu as cherché mon pardon, encore et encore, et je te l'ai accordé. Encore et encore. À chaque fois. Je pensais que c'était ta façon de m'aimer. J'étais naïf, aveuglé par l'idée que sans toi, je n'avais personne. Maman aussi, elle a essayé. Elle a essayé jusqu'à en mourir.

Samuel s'humecta les lèvres, braqua sur Gareth un regard noir, d'une fureur absolue.

— D'une certaine façon, tu l'as tué.

En une fraction de seconde, les doigts de Gareth se refermaient sur sa gorge et le plaquaient contre un mur. Derrière eux, le forrain quitta précipitamment son stand pour s'approcher. Il n'eut pas le temps d'intervenir qu'Arty et Rory jaillissaient de la foule pour se jeter sur Gareth dans un rugissement de colère. Ils basculèrent tous les trois sur le sol et, à califourchon sur son torse, Rory lui asséna un violent uppercut à la mâchoire.

— Ça fait longtemps que j'attends de pouvoir faire ça, déclara-t-il d'un ton guilleret à Arthur, qui écrasait les jambes de Gareth de tout son poids. Un petit dernier, et j'arrête.

Ses phalanges rencontrèrent la pommette gauche de Gareth.

— Un dernier, et j'arrête, répéta-t-il, et il continua ainsi jusqu'à ce que Samuel ne lui saisisse l'avant-bras.

— Ne t'abaisse pas à son niveau, dit-il d'une voix blanche. Arty, debout. Je veux qu'il parte.

Les yeux bleus du Roi Rouge permutèrent fébrilement entre Gareth et Samuel, incertains. Colériques.

— Je ne veux plus jamais le voir, ajouta-t-il, le regard vague. Je veux qu'il fuit, c'est ce qu'il fait le mieux. Je veux qu'il crève seul.

Arty bondit sur ses jambes, décocha un coup de pied dans la cuisse de Gareth. Rory saisit la main de Samuel.

— J'ai contacté la sécurité, précisa le forrain, dont le badge indiquait « Andy », et il saisit le père de Samuel par la nuque pour le forcer à se remettre debout. Z'êtes sûrs de vouloir le laisser partir ?

Gareth et Samuel se fixèrent de longues secondes, partagés entre amour et animosité, haine et désespoir. Puis, le jeune homme fit signe à Andy de le lâcher.

— C'est qu'un pauvre type doublé d'un camé, cracha-t-il entre ses dents serrées. Tout va bien, merci.

Pourtant, lorsque Gareth lui eut adressé un ultime regard, lorsqu'il eut murmuré entre ses lèvres ensanglantées qu'il l'aimait, lorsqu'il lui eut menti pour la dernière fois avant de tourner les talons et de s'enfoncer dans la nuit, Samuel n'eut pas la force de contenir ses larmes et il s'effondra contre Rory.

Elles étaient les dernières qu'il verserait pour lui.

Quelques mois plus tard, Gareth était retrouvé mort.





nda : il ne reste qu'un ou deux segments !

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