RORY JOUAIT DANS le jardin luxuriant de sa nouvelle maison, un ballon jaune coincé entre ses doigts potelés. Quelques brins d'herbe grasse se mêlaient à ses cheveux de la couleur du cuivre chauffé et les prémisses d'un féroce coup de soleil rougissaient la peau fragile de sa nuque, ses épaules. Il s'en fichait, observant de ses grands yeux rêveurs – d'un bleu pâle qui n'était pas sans rappeler la surface d'un lac gelé, prisonnier du froid mordant – la silhouette courbée d'un garçon de son âge, de l'autre côté de la route.
Comme lui, il emménageait aujourd'hui, fixant d'un œil noir l'imposant camion de déménagement dont le ronronnement du moteur semblait ne jamais vouloir s'arrêter. Deux hommes ébouriffèrent affectueusement ses cheveux noirs comme le fond d'un gouffre, et il attendit poliment leur départ pour soupirer d'un air bougon. D'une démarche lasse et traînante, le garçonnet rejoignit l'ombre d'un arbre où il se laissa lourdement choir, s'attardant sur la couverture d'un livre abandonné près du tronc écaillé.
Son regard s'assombrit davantage et ses sourcils se crispèrent pour contenir les larmes qui commençaient à gonfler ses paupières ourlées de cils infiniment longs. Dans une vaine tentative de consolation, Rory lui balança d'un coup de pied téméraire le ballon avec lequel il s'amusait depuis plus d'une heure déjà. Il ne comprenait pas le chagrin du garçon, mais entendait l'écho de son infini tristesse, décelait dans ses gestes apathiques les vestiges d'un malheur trop grand, et souhaitait estomper de son sourire resplendissant l'ombre glaciale qu'étendait son regard vert d'eau sur le monde.
Son voisin ne lui rendit pas son sourire, débordant d'un dédain qui ne refroidit pourtant pas l'enthousiasme de Rory. Il le fixait d'un air si enjoué que le garçonnet finit par se lever pour se saisir de la balle, le tout sans cacher son irritation. Ses prunelles brûlaient d'émotions contradictoires. Explosives. À contrecœur, il lui renvoya son ballon, laissant déborder sur ses lèvres l'ombre d'un sourire amusé – quoique crispé. Rory lui rendit au centuple, plus éblouissant que le soleil d'été.
— Je suis Rory ! Rory, le Roi Rouge ! s'exclama-t-il en lui faisant un grand signe de la main, tellement joyeux que son voisin consentit à lui rendre cette-fois-ci son salut plein d'entrain. Et toi ?
Le petit brun eut un long moment d'hésitation, déconcerté.
— Samuel ! finit-il par crier d'une voix cassée.
Ils se toisèrent de longues secondes, incertains. Puis, intérieurement, Rory se promit de lui donner un peu de son cœur, beaucoup de sa joie et l'intégralité de ce qui pourrait effacer les ténèbres de ses yeux.
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RED KING
Short StoryAlors qu'ils sont âgés de cinq ans, Rory et Samuel se retrouvent à emménager l'un en face de l'autre, seulement séparés par un bandeau de bitume crevassé. Tous les jours, Rory sourit à Samuel. Et tous les jours, Samuel ne lui rend qu'un rictus amer...