IL PLEUVAIT, ce jour-là. Rory observait les trombes d'eau étoiler sa fenêtre comme de longs serpents éphémères, étouffant la lumière orange pâle que déversait les lampadaires sur le bitume détrempé – de l'autre côté de la route. Il songeait à abandonner son exercice de français pour un roman de science-fiction lorsqu'une branche, puis deux, percutèrent la vitre de sa chambre en un pathétique rebond mouillé. Son regard bleu-azur s'assombrit jusqu'à en devenir orageux et il fit craquer les articulations de ses doigts. Des bâtons plutôt que des cailloux, ça ne pouvait être que lui.
— Quoi ? cracha-t-il, une fois qu'il eut ouvert sa fenêtre d'un geste sec et enragé. T'as fini de m'ignorer ?
Derrière les nuages denses obscurcissant le ciel d'encre se détachait un croissant de lune qui inondait le visage crispé de Samuel d'un halo spectrale. Ses cheveux noirs étaient collés à son crâne, ruisselaient contre sa nuque frissonnante, masquaient la densité de ses prunelles sombres. Rory eut un pincement au cœur, la gorge sèche. Samuel se dandinait sous la pluie battante, mal à l'aise. Ses mains étaient enfoncées dans les larges poches de son antique sweat-shirt bleu-nuit et il arborait un septum flambant neuf. Rory ne put s'empêcher d'y jeter un oeil. Un serpent.
— Je suis désolée, lâcha-t-il du bout des lèvres, et les tourments de ses yeux verts piégèrent ceux de Rory dans un affrontement à l'intensité silencieuse. Je suis désolé, l'Roi Rouge.
Rory se sentit défaillir. Sa langue semblait gonflée, incapable d'exprimer ce que signifiait ces mots pour lui. Pourtant, la rancœur continuait d'empoisonner les recoins de son esprit en ébullition.
— Pourquoi ?
Les épaules de Samuel commencèrent à trembler. Rory crut l'entendre renifler, écraser les larmes qu'il s'interdisait. Se ronger les cuticules dans l'espoir vain d'apaiser les mots enchaînés à son palais.
— Pourquoi ? répéta-t-il, presque suppliant.
Comme toujours, après un long moment de silence à débattre intérieurement, Samuel se contenta d'exploser. De laisser libre cours à ses pensées tortueuses.
— Parce-que t'es là depuis plus de dix ans, Rory ! s'exclama-t-il en braquant sur lui une paire d'yeux brûlants. Dix putains d'années ! Je suis toujours là, près de toi, à guetter un regard, une parole, un rire ! Le Roi Rouge, toujours présent, à m'épauler, à me soutenir, à espérer que je lui rende ses sourires ! Qu'est-ce-que je vais devenir, le jour où tu seras plus derrière moi, hein ? Est-ce que je vais m'effondrer, abandonner ? Vers qui vais-je pouvoir me tourner ? Gareth ? Ce livre idiot ?
Ils se figèrent tous les deux, se toisèrent du coin de l'œil. Samuel eut un petit sourire las.
— La nuit, les papillons de nuit se repèrent par rapport à la Lune pour voler droit, reprit-il un octave plus bas. Pourtant, quand ils rencontrent un éclairage artificiel à l'intensité trop forte, ils perdent complètement les pédales et ne voient plus que ça. Ils en oublient la Lune, leur principal point de repère, et tourbillonnent comme des imbéciles autour d'une pâle copie jusqu'à en crever.
Sa voix faiblit, se perdit à travers les gouttes de pluie glacées.
— Je veux pas être un de ces stupides papillons de nuit, Rory. Je me focalise sur toi comme ces insectes autour d'une ampoule, jusqu'à en oublier tout ce qu'il se passe autour, jusqu'à en oublier l'essentiel. Sauf que l'ampoule finit par s'éteindre, et les papillons désorientés finissent par crever. Et j'veux pas être dans ton faisceau le jour où ça arrivera.
Rory ne réfléchit pas, répondit instantanément.
— Et tu ne t'es pas dit que j'pouvais être la Lune ?
Le Roi et son Fou se fixèrent longuement, à décortiquer ses mots spontanés, à déchiffrer cette étrange lueur qui faisait scintiller leurs yeux, à mémoriser l'essence de cet instant mémorable. Puis, ils sourièrent, se penchèrent légèrement et éclatèrent de rire à l'unisson, comme débarrassés d'un fardeau grotesque. Rory sentit le soulagement inonder sa poitrine, une sensation chaude et salutaire. Revigorante.
— T'es mélodramatique ! hoqueta-t-il en balançant à Samuel un stylo à bille.
Le brun le saisit d'une main experte, ne tardant pas à lui renvoyer d'un geste brusque. Rory ne réussit pas à l'esquiver et un nouvel éclat de rire déchira la nuit.
— Toi aussi ! rétorqua-t-il en épongeant sa chevelure ruisselante.
Rory leva les yeux au ciel.
— Tu vas attraper la mort, grimpe. Hé, Samuel ? La Lune ne perd jamais vraiment de son éclat. Et je compte bien continuer à t'éclairer la route, pour qu'on continue de voler droit tous les deux.
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RED KING
Short StoryAlors qu'ils sont âgés de cinq ans, Rory et Samuel se retrouvent à emménager l'un en face de l'autre, seulement séparés par un bandeau de bitume crevassé. Tous les jours, Rory sourit à Samuel. Et tous les jours, Samuel ne lui rend qu'un rictus amer...