18 ANS

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IL FAISAIT UN temps magnifique. Le disque du soleil se réflichissait dans les lunettes opaques de Rory et Samuel, le premier afin de dissimuler le soulagement macabre qui tirait ses yeux, le second pour ne pas dévoiler ses yeux torturés par un flot de larmes qu'il empêchait de couler. Gareth était mort depuis un an, jour pour jour. Jusque-là, Samuel avait refusé d'assister à son enterrement, puis de se rendre sur sa tombe, et jamais ne serait-ce que songé à la fleurir. Aujourd'hui, il admettait en avoir besoin.

Le souvenir de son père le hantait. Samuel sentit Rory s'emparer de sa main tremblante. Malgré sa mort et l'homme qu'il était, Gareth restait un sujet de discorde au sein de leur couple. Il était comme un cancer qui gangrénait leurs pensées pour noircir leur amour. Rory le haïssait. Même mort, cet enfoiré continuait de leur pourrir l'existence. Aujourd'hui, il leur était plus qu'urgent de tourner la page. De laisser le croquemitaine ne devenir plus qu'un cauchemar, plutôt qu'une réalité.

— Tu crois que j'ai été trop dur envers lui ?

Lorsque Samuel prononça ces mots, Rory faillit s'étouffer avec sa salive.

— Jusqu'à preuve du contraire, commença-t-il d'un ton polaire, tu ne l'as jamais enfermé dans un placard. Tu ne lui as pas cassé le bras, tu ne l'as pas humilié, tu ne l'as pas manipulé, tu n'as pas tué le chat de son meilleur ami pour l'atteindre, tu ne l'as pas...

Samuel lui broya les doigts.

— C'est bon, l'interrompit-il en soufflant. J'ai pigé. Je pensais à ce jour, à la foire. Quand il essayait de se racheter. Quand il a dit m'aimer.

Rory lui prit le visage entre les mains pour empêcher à la culpabilité d'obscurcir son jugement.

— Il n'essayait pas de se racheter, Sam ! Il essayait de t'acheter, toi. Avec des promesses bidons et l'image erronée qu'il avait de l'amour.

Après de longues secondes à fuir le regard de son petit-ami, visible à travers le verre de ses lunettes de soleil, Samuel finit par hocher la tête avec frénésie. Il saisit le livre jauni glissé dans la poche de sa veste pour le déposer d'un geste vif sur la tombe de son père. Sur la quatrième de couverture se détachait le titre en grosses lettres dorées : SAMY.

— En treize ans, je n'ai jamais eu l'occasion de lire ce fichu bouquin, déplora Rory d'un ton bourru. De quoi parle-t-il ?

Samuel retira ses lunettes pour se pincer l'arête du nez d'un air mélancolique.

— Ma mère était éditrice. Elle adorait écrire, rêvait de publier un roman. Quand j'étais encore un bébé, elle a rédigé un conte pour moi, d'après le surnom que m'avait attribué Gareth à la naissance. Samy. L'histoire qu'il raconte aurait pu être la nôtre, je suppose.

Il marqua une courte pause, avant de poursuivre sa tirade.

— Dans une dimension parallèle. Avec un autre père. Avec une mère plus... forte. Elle n'avait pas saisi que dans ce conte débile, Gareth était l'élément perturbateur. Il n'avait pas sa place dans l'intrigue de nos vies. Elle l'a réalisé trop tard.

Samuel renifla, baissa les yeux. Un muscle de sa mâchoire se contracta, l'empêchant presque de parler. Son regard se durcit et il remit brusquement ses lunettes de soleil.

— Et j'ai vérifié, après tout ce temps, d'où te venait ce surnom, déclara-t-il soudainement, l'esquisse frémissante d'un sourire parcourant ses lèvres. Rory, c'est un prénom d'origine gaélique. Qui signifie Roi Rouge.

Rory retint un rire moqueur.

— Treize ans avant de checker ça sur Google, t'es pas très curieux !

— Ferme-la, l'Roi Rouge ! Viens, on se tire. Pose-la.

Rory acquiesça, lançant sur la tombe de Gareth une rose rouge. Les rayons du soleil rendaient ses pétales ardentes. Les deux garçons restèrent une seconde supplémentaire, puis entrelacèrent leurs doigts pour se diriger vers l'aube d'une vie meilleure.

Une aube qui s'annonçait plus rouge que l'amour qui les liait.

FIN

RED KINGOù les histoires vivent. Découvrez maintenant