RORY NE PENSAIT plus aux baisers échangés avec Samuel, ni à la douceur exquise de ses lèvres, ni à l'odeur entêtante de sa peau, ni à la splendeur de son sourire, hier. Car Samuel ne souriait pas. Gareth annihilait ses sourires avant même qu'ils ne commencent à faire resplendir les traits de son visage fermé. Il incarnait le malheur, la rancune. La haine. Une haine si féroce qu'elle en allait jusqu'à étouffer l'amour qu'il éprouvait pour son fils. Amour, ou quel que soit le mot adapté selon ce qu'il était : un monstre.
Rory ne pourrait plus jamais le voir autrement que comme un cyclone de souffrances balayant la moindre parcelle d'espoir sur son passage. Samuel n'était pas mourant. Son innocence l'était, son engouement à l'égard de la vie également. L'étincelle dans ses yeux mourait, comme une pétale de fleur abandonné à l'ardeur d'un soleil d'été. Il fanait, noircissait, empuanti par l'immonde attitude d'un homme malade.
Et malgré toutes ces années à lutter contre les coups et autres violences verbales, Samuel n'avait jamais cessé de couvrir son père, de lui chercher des qualités là où ne se propageaient que ses ténèbres, de camoufler ses hématomes qui fleurissaient comme des bouquets de violettes une fois la nuit tombée. Il avait menti pour lui, crié pour lui, encaissé pour lui. Gareth était son unique famille, et terrassé par une solitude entretenue par un homme mielleux, Samuel n'avait pas réussi à s'en détacher. Il ne parvenait pas à l'abandonner.
Et il était à l'hôpital, les lèvres fendues et gorgées de sang, les phalanges écorchées, l'avant-bras cassé. Ses yeux étaient si gonflés qu'il ne parvenait plus à les ouvrir et trois côtés fêlées l'empêchaient d'esquisser le moindre geste sans grimacer de douleur. En l'apercevant ainsi, Rory songea tout d'abord à traquer Gareth pour lui briser les chevilles avec un marteau, façon Misery. Puis il eut envie de pleurer et d'embrasser chaque parcelle de sa peau dans l'espoir d'apaiser les brûlures qui le tenaillaient.
— Je suis pas devenu ton Fou pour que tu continues de chouiner, cingla-t-il alors que Rory l'observait d'un air sombre depuis le seuil de la porte. T'inquiète, Gareth n'est pas planqué sous mon lit. Tu peux t'approcher.
D'une démarche presque traînante, Rory vint s'assoir près de lui. Samuel lui saisit la main afin d'entrelacer ses doigts aux siens.
— Tu sais, il est gentil, parfois, embraya-t-il aussitôt. Trop gentil. Il me fait comprendre l'étendue de sa haine pour finalement me couvrir de cadeaux le lendemain. Il est sournois, tu sais. La plupart du temps, les violences que je subis ne laissent pas de marques. Pourtant, ce sont celles qui restent gravées dans la peau.
Samuel peinait à articuler. Du sang séché maculait les coins de sa bouche meurtrie.
— Gareth s'est barré.
Rory sursauta comme s'il avait été piqué par une abeille.
— QUOI ? s'insurgea-t-il, trop fort, et Samuel lui broya les doigts d'une pression impatiente. Tu... tu l'as dénoncé ?
Samuel eut envie de lever les yeux au ciel, sans pouvoir y parvenir. Il se contenta donc d'écraser les doigts de Rory une seconde fois.
— J'ai pas franchement l'air d'être tombé dans les escaliers, l'Roi Rouge.
Ils se turent pendant un long moment, évitèrent d'évoquer la soirée de la veille, qui semblait s'être déroulée des années auparavant. Dans le fond, ils n'étaient pas surpris. Surtout déçus. Samuel eut un soupir amer.
— Avant ma déposition, j'ai appris un truc au sujet de Gareth.
Rory lui fit signe qu'il écoutait d'un sourire encourageant. Aimant.
— Il a été diagnostiqué comme étant un pervers narcissique, peu de temps avant ma naissance.
Rory se mordit l'intérieur de la joue.
— Il était conscient de son problème, mais il n'a rien fait pour l'arranger. Et tu sais pourquoi ? J'lui suffisais pas, Rory. Quand ma mère est morte, il a arrêté de consulter son psy. Il a enterré tout ce qui pouvait faire de lui un homme bon, un père meilleur.
Samuel se mit à pleurer. Rory eut l'impression qu'on lui arrachait le cœur pour le balancer à ses pieds.
— J'lui suffisais pas, tu comprends ? Je n'étais pas assez. Je ne le serai jamais.
Le Roi Rouge n'eut pas la délicatesse de prendre en compte ses blessures lorsqu'il déposa farouchement ses lèvres sur les siennes, pour y appliquer un baiser débordant d'un amour sincère.
— Tu suffis à beaucoup de monde, imbécile, souffla-t-il contre ses lèvres. À commencer par moi. Et j'ai pas fait de toi mon Fou pour que tu continues de chouiner.
Après une seconde de silence, ils furent tous deux secoués d'un rire larmoyant. Poignant. Ils étaient prêts à avancer. Ensemble. Comme ils le faisaient depuis toujours.
Car ils apercevaient enfin un peu de couleur dans le rouge de leur vie.
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RED KING
Short StoryAlors qu'ils sont âgés de cinq ans, Rory et Samuel se retrouvent à emménager l'un en face de l'autre, seulement séparés par un bandeau de bitume crevassé. Tous les jours, Rory sourit à Samuel. Et tous les jours, Samuel ne lui rend qu'un rictus amer...