RED KING

12 ANS

SAMUEL CONTINUAIT À trimballer son livre fétiche, et ce malgré les années qui dépouillaient les feuilles de leur blancheur d'antan pour jaunir comme un banc de sable pâle. Il le feuilletait inlassablement, comme si ses pages froissées dissimulaient un secret qu'il n'oserait chuchoter à l'oreille de Rory, qui pourtant mourait d'envie d'en découvrir le titre. Ce jour-là n'échappait pas à la règle, et Samuel s'était éclipsé au sommet d'une branche de son arbre pour le parcourir une énième fois.

Ses jambes comme des allumettes se balançaient nonchalamment dans le vide tandis qu'il s'efforçait d'ignorer le regard brûlant que Rory dardait sur lui. L'ombre des feuilles frémissantes fracturait son visage d'éclats ensoleillés et ne parvenait pas à cacher le sombre coquard qui encerclait son œil gauche, Samuel le sentait. Ce n'était pas la première fois que Rory apercevait un hématome sur sa peau d'albâtre, et cette fois-ci, il eut le courage de bondir par-dessus la haie de son voisin pour attirer son attention. Samuel faillit en tomber de sa branche.

— Tu n'as pas le droit d'être ici, articula-t-il péniblement, et sa lèvre inférieure tremblait. Qu'est-ce que tu veux, le Roi Rouge ?

Rory déglutit. Ses prunelles affolées croisèrent celles, sombres et éteintes, de Samuel, puis s'égarèrent longuement sur ses pieds.

— Ça fait deux jours que t'es pas sorti de chez toi, marmonna-t-il en s'asseyant au pied de l'arbre, dos contre écorce. Normalement, tu dois faire le signal.

Avec une lenteur calculée, Samuel coinça son bouquin entre ses cuisses et arracha quelques feuilles vertes pour les balancer sur Rory.

— Ton père...

— Gareth.

— Gareth, pardon, balbutia Rory d'une voix faible. Il t'a empêché de signer ?

Pendant un instant, Samuel se rembrunit et ne répondit pas. Sa chevelure noire était plus dense que jamais, luisant comme de l'onyx sous l'éclat d'un soleil mordoré. Ses yeux frangés de longs cils ténébreux se plissèrent et un minuscule soupir mourut sur le bout de sa langue.

— Il a pris ma lampe, admit-il sombrement, les mains croisées sur son torse chétif et le menton fier. Je peux plus signer, désolé.

Rory hocha la tête, déconcerté. Depuis plusieurs mois, les deux garçons s'étaient mis au morse et communiquaient tard le soir, s'aidant d'une lampe de poche, de leur fameux « Guide du Code Morse » – ou GCM – et d'un brin de courage nécessaire à cette entreprise, pour le moins risquée : À minuit pile, Rory quittait la tiédeur de son lit pour le rebord poussiéreux de sa fenêtre en ogive, s'emmitouflait d'une épaisse couverture écossaise et braquait le faisceau de sa lampe à travers la vitre froide. Puis, il l'éteignait et attendait. En général, Samuel lui répondait dans la minute qui suivait et l'échange – laborieux au début – pouvait commencer.

— Dégage, maintenant, l'Roi Rouge.

Rory eut presque l'air offensé.

— Je sais que tu me penses stupide, mais je l'suis pas ! s'exclama-t-il en bondissant sur ses pieds d'un air furibond – une première chez lui. Je sais qu'il est méchant, Gareth. Et j'veux pas que tu deviennes comme lui. Tes sourires, ils me font peur. Ils commencent à lui ressembler.

Samuel descendit de son arbre comme un félin enragé, les lèvres pincées en un sourire glaciale et le nez retroussé par la colère.

— Je t'interdis de me comparer à lui, Rory !

L'estomac du Roi Rouge se noua sous l'effet de la culpabilité, puis de la rage. Néanmoins, il n'eut pas le temps de prononcer un mot supplémentaire que, sous ses yeux ébahis, Samuel éclata en sanglots désespérés.

— Qu'est-ce que je peux faire, hein ? Qu'est-ce que je peux faire, Roi Rouge ?

Rory sentit son cœur se déchirer comme du papier et – dans un élan de tendresse singulier – il attira brièvement Samuel tout contre son cœur, dont le rythme effréné semblait sur le point de faire exploser sa cage thoracique. Patiemment, il attendit que ses larmes sèchent, que ses mains se nouent aux fibres lâches de son large pull, puis se pencha à son oreille d'un air conspirateur.

— On va lui pourrir la vie. Le Roi et son Fou vont faire de la vie de Gareth un véritable enfer. Et tes sourires, ils seront plus comme lui. Jamais.