Presque deux semaines se sont écoulées depuis ma dernière dispute avec Cirice. Entre temps, le bébé est arrivé. Je suis maintenant la grande sœur d'un petit Xénon. J'ai grimacé en entendant son prénom pour la première fois, mais je n'ai pas protesté, parce que c'est à mes parents que revient le droit de prénom et ensuite parce que moi aussi j'ai un prénom spécial, et on s'y fait, plus facilement qu'on ne le croit. Revenant à Cirice, elle ne m'adresse plus la parole, mais elle me lance parfois des regards et je sais qu'elle prépare quelque chose. L'amitié que nous avons est hors du commun, si je me base sur ce que je lis dans les livres, alors je lui fais confiance, la laisse faire. Un jour, elle reviendra. Et en attendant, je noie ma solitude dans les beaux yeux indigos de mon petit frère. Les infirmières et sages-femmes de l'hôpital ont été très surprises de la couleur de ses iris : aucune d'entre elles n'avait vu ça. Moi, j'en suis heureuse, parce que mon frère a, lui aussi, quelque chose de spécial. Je l'aime tellement que je m'en occupe plus que ma mère. Je le lave, l'habille, joue avec lui et m'endors même parfois à côté de son berceau ; quant à ma mère, elle l'allaite. J'avais demandé à ce que son berceau soit déplacé dans ma chambre, mais mes parents ont catégoriquement refusé. "Tu es assez proche de lui" m'avait dit ma mère, et j'ai senti une légère pointe de jalousie dans sa voix. Depuis, j'essaye de ne plus solliciter toute l'attention de Xénon.
Aujourd'hui, un samedi après-midi, alors que je suis occupée à habiller mon petit frère au lieu de faire mes devoirs, quelqu'un frappe à la porte. Mon père va ouvrir et je reconnais, depuis l'étage, la voix de Cirice. Je me dépêche de finir ce que je fais, prends mon petit frère dans mes bras, et descends les escaliers. Cirice est attablée avec mon père, ce dernier lui préparant un thé rouge fumé chinois : du Zheng Shan Xiao Zhong. Mon père raffole du thé chinois. Je prends place moi aussi, et en voyant le bébé dans mes bras, elle s'exclame :
- Il est trop mignon ! Comment il s'appelle ?
Je fronce légèrement les sourcils : j'ai l'impression qu'elle joue la carte de la fausse surprise. Elle cache quelque chose, me dit ma conscience, et je balaie cette idée d'un geste de la main.
- Xénon, je réponds, et elle aussi fait une tête bizarre, mais change vite d'attitude pour ne pas vexer mon père, je suppose.
Elle ne fait pas de commentaire sur son prénom, et je souffle un peu. Je sais que, plus tard, il sera difficile pour mon petit frère de porter fièrement son prénom. Je me promets mentalement d'être présent pour lui.
Cirice ne perd pas de temps pour boire son thé, et elle me propose de monter dans ma chambre après avoir fini. Nous montons tous les trois, Xénon toujours dans mes bras, jouant avec mes cheveux. On passe la porte de ma chambre et elle s'assoit sur mon lit, prend ses aises, et c'est bien la seule personne qui peut se permettre ça avec moi. Elle fixe mon petit frère, se met à parler sans le quitter des yeux :
- Alors, comment ça se passe avec ton frère ? elle me demande, mais sans grande conviction.
- Très bien, je réponds. C'est un vrai petit ange. Il a pleuré en sortant du ventre de ma mère, mais n'a plus jamais recommencé. Et il sourit tout le temps, je rajoute, en frottant mon nez contre le sien.
Un silence suit mes paroles. Puis elle reprend :
- Tu sais que dans ma famille, les naissances sont sacrées ?
- J'imagine bien, oui. Je sais que c'est le genre de choses très importantes dans la religion.
- Voilà pourquoi je suis venue, explique-t-elle. Je voulais te proposer si tu acceptais que ma famille organise une cérémonie en l'honneur de Xénon.
- Bien sûr ! je m'exclame, heureuse.
Je ne sais pas en quoi cela consiste mais j'ai une bonne impression par rapport à cette cérémonie, contrairement à ma conscience, qui me hurle presque de refuser immédiatement. Un instant, je me demande si je ne vire pas folle ; entendre sa conscience parler ? Ce sont des choses qui n'arrivent que dans les livres. Mais, comme à mon habitude, je laisse passer. Après tout, qu'est-ce que je sais vraiment des gens ? Je n'ai pas eu la chance de voir ce qui est normal ou non. Rien ne m'arrivera : la famille de mon amie est très croyante, et veut célébrer la naissance de mon frère parce que je suis proche de Cirice. C'est tout.
- Très bien, dit-elle. Tu peux venir maintenant, toi et Xénon, et tes parents aussi bien sûr.
- Maintenant ? je la questionne.
- Tout est déjà prêt.
Et elle prend les escaliers, sans m'attendre. En bas, je l'entends discuter avec mes parents, et je comprends qu'elle leur explique. Je descends à mon tour. J'espère juste que la cérémonie ne sera pas trop longue, parce que Xénon est petit et a besoin de faire une sieste.
*
Dans la voiture, je suis assez nerveuse. Je me souviens quand Cirice m'a criée dessus parce qu'elle ne voulait pas que je rencontre ses parents et maintenant, elle m'invite chez elle, moi et mes parents. Je revois l'image de son père dans l'entrée, à la fenêtre, et j'essaye tant bien que mal d'avaler la boule dans ma gorge, tandis que Cirice me fixe comme si elle lisait dans mes pensées.
Une fois arrivés devant sa porte, c'est elle qui sonne. C'est sans surprise que son père nous ouvre et nous accueille à entrer. À l'intérieur, la maison est plongée dans l'obscurité. J'examine les meubles en bois quand son père nous adresse la parole :
- Ma femme est à l'étage. La cérémonie se déroulera là-haut. Veuillez me suivre.
Nous le suivons tous, en silence, rangés les uns derrière les autres. En haut, il n'y a qu'une seule et unique pièce. Je vois une femme allongée sur un lit. Cette image me frappe. La mère de Cirice est-elle malade ? C'est l'ambiance qui règne dans cette pièce en hauteur qui me fait penser ça. Elle marmonne un petit bonjour, mais pas comme si ça la dérangeait, plus parce qu'elle semble ne pas pouvoir parler plus fort. Les volets sont à moitiés ouverts, comme à chaque fenêtre de cette maison. Le père nous invite à prendre place et nous nous exécutons, toujours sans dire un mot, même mes parents.
Quelque chose ici cloche.
Je reste cependant assise, voulant voir la suite. Ma conscience, elle, revient à la charge et se moque de moi parce que je ne l'ai pas écoutée. Je secoue la tête pour la chasser même si je commence à penser qu'elle avait raison. C'est Cirice qui s'occupe d'allumer toutes les bougies disposées en rond, suivant la forme de la table en bois. C'est ma mère qui tient Xénon, et je vois à ses jointures devenues blanches qu'elle aussi prend peur. Je regarde mon père, qui se trouve en face de moi, et il me jette un regard l'air de me dire "n'interviens pas". Cirice s'assoit, son père se tient droit devant nous tous et lit quelques passages de la Bible. Mon cerveau, sous la peur, s'imaginait que Xénon serait placé à l'intérieur du cercle de bougies, mais il n'en est rien. Puis, son père achève ses derniers mots, souffle sur toutes les bougies, et le malaise flotte dans la pièce avec le parfum du feu éteint. Nous nous regardons tous du coin de l'œil, et le père de Cirice ouvre une ultime fois la bouche :
- Maintenant, partez.
Nous nous retrouvons dehors, mes deux parents, Xénon revenu dans mes bras et moi. Nous ne disons rien jusqu'à nous nous trouvons dans la voiture. Une fois attachés, c'est ma mère qui parle la première :
- Ils sont très croyants.
Je pense qu'elle voulait dire "bizarres" au lieu de "croyants".
- Ça ne m'étonne pas. Je l'ai su dès que j'ai entendu son prénom, dit mon père, et je sais qu'il parle de Cirice.
- Comment ça ? je demande, ne comprenant pas.
- Cirice signifie "church" en ancien anglais.
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Le monstre et l'ange
Mystery / ThrillerHaatlae a un rêve : connaître l'amitié. Malheureusement, son apparence inhumaine l'en empêche. Alors, depuis des années, elle se renferme sur elle-même, hait son corps. Elle a su se faire violence et accepter, même difficilement, sa punition. Cette...