La sonnerie m'arrache de mes rêves. Je tente d'ouvrir mes paupières encore lourdes de sommeil. Je bouge le bras et frappe l'appareil du bout des doigts. Une faible lumière blanchâtre passe au travers des volets à moitié ouverts, du fait de l'heure matinale. Tandis que je scrute le plafond, mes yeux s'habituant à l'obscurité, je me concentre sur ma respiration et les sons autour de moi. Dans la chambre d'à côté, mes parents sont réveillés par la musique quotidienne. Le lit grince, puis le parquet, et ils se retrouvent dans la cuisine, mettant la machine à café en route. Quelques minutes plus tard, je me motive. Je m'assois sur le bord de mon lit et je finis le verre d'eau de la nuit. Je me lève, m'étire, franchis la porte. Je descends les marches de bois et vais les rejoindre dans la cuisine. Je dis bonjour, me prépare un chocolat chaud que je bois rapidement, accompagné de tartines de miel. Une fois le ventre rempli, je remonte me préparer. Je fais mon lit, puis prends les affaires soigneusement posées sur la chaise depuis hier soir. Je suis stressée à chaque rentrée des classes, même si celle-là sera sans hésiter une des plus dures que j'aurai à vivre. Mes pensées commencent à dévier vers mes souvenirs de collège. Je lâche un soupire et essaye de relativiser, malheureusement tout s'intensifie une fois que mes yeux rencontrent mon reflet dans la glace de la salle de bain.
J'ai vécu une très mauvaise scolarité. Déjà, je n'ai jamais eu d'amis. Je passais mes récréations seule, mes anniversaires seule, mes joies, mes coups de blues, mes changements de corps et d'esprit. Affection réciproque, attachement mutuel entre deux personnes. L'amitié. Je connais la définition par cœur, seulement ce n'est pas assez. J'ai toujours eu besoin de plus que quelques mots tirés d'un dictionnaire. J'en ai rêvé plus d'une fois, de cette forme d'amour dont la vie m'a privée. Je jalousais les cercles d'amis, détestais les meilleures amies. J'ai cru pendant longtemps que je n'avais droit qu'aux regards remplis de mépris de tous ceux que je croisais. J'y crois encore maintenant. Cette idée se renforce alors que mes pupilles examinent mon visage : mes cheveux sont opalescents et m'arrivent parfaitement droits au bas du dos. Ma peau reproduit ce même schéma avec sa couleur laiteuse et ses tâches de rousseur dispersées un peu partout. Le gris profond de mes iris et le rouge sang de mes lèvres viennent éclater la pureté du blanc et semblent même l'accentuer. Je suis née comme ça, différente des autres. Autrement dit, j'ai l'apparence d'un monstre pour bon nombre de personnes et je sais qu'ils me feront payer cette apparence jusqu'à ma mort. Cette idée me donne un coup inattendu. Je détourne le regard de la glace et me concentre sur mes vêtements. Si je laisse la peur m'envahir, elle aura raison de moi. Une fois habillée, je vais prendre mon sac, prêt depuis la veille lui aussi, et descends. J'attrape mon long manteau rouge bordeaux, le boutonne. J'ajoute à ça un bonnet noir, mon sac sur le dos, mes écouteurs dans mes oreilles. Je lance un "au revoir" depuis le seuil de la porte d'entrée, insère la clé et je me retrouve à l'air libre.
Il est tout juste sept heures vingt, et le bruit des voitures et du monde alentour me fait remarquer que la journée a déjà commencée. Pour un début de septembre, il fait vraiment froid. J'augmente le son de la musique et marche jusqu'à mon arrêt de bus. Je l'attends à peine. Quand je monte à l'intérieur, je ne cherche pas à comprendre et valide ma carte la tête baissée. Je ne vois que leurs pieds, mais je sais ce qu'ils pensent. Il y a des places libres, seulement je préfère rester debout, de peur de devoir encaisser les remarques aussi tôt. Cette journée va être éprouvante, autant me préserver.
Quand je descends, je suis bien obligée de lever la tête. Je suis juste en face de l'établissement qui va devenir ma deuxième maison pour trois années de suite. Il me semble gigantesque. Je tourne la tête à droite, puis à gauche. Je vois des étudiants, le plus souvent en groupe, rentrer par ce que j'imagine être le portail principal. Je tourne également mon corps dans cette direction, m'y dirige. J'y entre, aperçois des panneaux au loin avec des feuilles collées dessus. Je suis les autres. Je trouve mon nom et regarde le nombre à côté : trente quatre. Je cherche la salle et la trouve facilement, du fait qu'elle se trouve en bordure de la cour. Je fais tout pour ne pas porter mon attention aux élèves qui se font de plus en plus nombreux de minute en minute. Je suis légèrement rassurée quand le professeur arrive enfin. Je décide de m'asseoir tout au fond, et bien évidemment personne ne vient à mes côtés.
Je suis occupée à écouter les précisions du professeur quand je sens des regards insistants. Ma patience ayant atteint ses limites, je décide finalement de chercher des yeux le coupable. Je la trouve tout de suite : le fait que je l'aie remarquée n'a pas l'air de la déranger le moins du monde. Je lui jette un regard noir et elle détourne les yeux quelques longues secondes plus tard. Je me surprends à la détailler : elle a de longs cheveux, aussi noirs que les miens sont blancs. Elle a une peau plutôt pâle. Des yeux marrons, dont j'ai eu le temps de voir la couleur pendant qu'elle m'observait. Contre toute attente, elle me regarde une ultime fois. Je secoue la tête, l'air de dire que je ne comprends pas à quoi elle joue. Elle prend un temps infini à me sourire. Je mets toutes mes forces à me concentrer sur le professeur et rien que lui. Je ne sais pas ce que me veut cette fille, et je ne tiens pas à le savoir.
Quand sonne la récréation, je me précipite aux toilettes puis m'enferme dans une cabine. Je m'assois sur la cuvette. Je panique. Je repense à cette fille et la peur redouble. Les souvenirs affluent dans ma tête et je fais rapidement le lien : elle sera le déclenchement de tout. Celle qui va faire le premier pas pour me blesser. Celle que tout le monde va suivre dans sa démarche de tuerie. L'année commence à peine. Je n'ai aucun moment de répit.
J'entends une voix féminine hurler "il neige !" et toutes les filles présentes semblent accourir dehors, pressées de voir les flocons. J'ai à peine le temps de réaliser que quelqu'un tambourine à la porte de ma cabine, ce qui me fait sursauter. Je me lève rapidement, lisse mon manteau, prends une profonde inspiration.
- Je sors, une seconde, je dis pour arrêter les coups.
J'ouvre et je vois rouge quand je la vois. Elle se tient à quelques centimètres de moi. Je secoue la tête et commence à partir quand elle me retient le bras.
- Attends !
- Qu'est-ce que tu me veux ? je demande, sur la défensive, osant à peine la regarder.
Elle prend un air légèrement surpris et pendant une fraction de seconde, je trouve ça mignon.
- Juste faire connaissance !
J'entrouvre légèrement la bouche, perdue. Les seules fois où l'on m'a dit ça, je me suis faite poignarder par la suite. Je crois qu'elle arrive à le lire dans mes yeux.
- C'est si bizarre que ça ? insiste-t-elle.
Je me redresse, lui fais vraiment face, prête à l'affronter.
- Oui, ça l'est, je réponds. Avec le physique que j'ai, personne ne veut faire connaissance avec moi. Regarde moi bien et ose dire que je ne ressemble pas à un monstre. Je sais ce que tu veux : me le faire payer. Ne te fatigue pas, d'autres s'en sont chargés bien avant toi. Mais crois-moi, si tu me fais du mal, je te le ferai payer.
Ce que je dis est parfaitement faux. Je me suis toujours laissée faire. Je n'ai jamais eu recours à la vengeance. Mais je sais que je suis convaincante. Enfin, j'espère. Elle scrute mon visage, comme dans la salle de classe plus tôt. Puis elle sourit.
- Mais moi, je suis différente des autres.
Cette phrase me touche en plein cœur. Parce qu'elle décrit exactement ce que je suis. Et combien de fois ai-je rêvé à une amitié avec une personne différente ? Une personne comme moi ?
Je divague. Je dois rester concentrée et ne pas me laisser aller à mes rêves. Cette fille est juste une personne de plus qui pense qu'il est de son devoir de me blesser, moi, monstre que je suis. Pourtant, elle continue à sourire, un radieux sourire, où je peux voir ses dents blanches et ses gencives rosées. Si elle fait semblant, elle est bonne comédienne. Comme elle voit que je reste bloquée, elle décide de continuer la conversation.
- Je m'appelle Cirice. Et toi ?
- Haatlae, je lance.
Avec tout le courage du monde, je rajoute :
- On a toutes les deux un nom particulier.
- Je t'avais dit que je n'étais pas comme les autres ! renchérit-elle.
Elle me prend la main. Je sais que je devrais trouver ça bizarre mais ce n'est pas le cas.
- Et si on allait voir ces flocons de neige ? propose-t-elle.
Je me laisse entraîner, un mince sourire collé sur le visage. Effectivement, la neige est bien au rendez-vous. Je la regarde tomber en silence. Cirice ne lâche pas mes doigts. Je ne me suis pas sentie aussi bien depuis longtemps.
Mais, comme on dit, le bonheur est de courte durée...
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Le monstre et l'ange
Misterio / SuspensoHaatlae a un rêve : connaître l'amitié. Malheureusement, son apparence inhumaine l'en empêche. Alors, depuis des années, elle se renferme sur elle-même, hait son corps. Elle a su se faire violence et accepter, même difficilement, sa punition. Cette...