La cloche sonne et annonce la fin de cette première journée. Je n'ai pas le temps de finir de ranger mes affaires que Cirice est déjà plantée devant mon bureau, son sac sur le dos, un sourire sur le visage. Je le lui rends, boucle mes affaires et nous quittons le lycée ensemble. Le portail à peine franchi, elle me demande :
- Tu m'accompagnes jusque chez moi ?
Les mots à peine sortis de ses lèvres me font ressentir une chaleur dans tous mes membres.
- Tu habites loin ? je lui demande, essayant le moins possible de montrer la joie débordante que je ressens.
- Non, juste à cinq minutes d'ici.
Nous marchons en silence mais ça ne me dérange pas : je savoure ce moment en compagnie de ce qui semble être ma nouvelle amie. Ou plutôt, ma première amie. Je me sens normale, comme une jeune fille de mon âge qui marche aux côtés de son amie. Au bout de cinq petites minutes, elle s'arrête devant une porte. Je suppose que c'est celle de sa maison.
- J'habite ici. On se voit demain au lycée.
Je fais un timide mouvement de tête : j'ai l'impression de me faire jeter. Ma joie de tout à l'heure commence à diminuer. Elle s'évapore totalement quand elle me balance :
- T'attends quoi pour t'en aller ?
Ses mots me font l'effet d'un poignard. J'en ai le souffle coupé. J'ose la fixer droit dans les yeux, et dans ses pupilles, je pense lire un semblant de peur, et j'ai presque l'impression que les traits de son visage me supplient de faire quelque chose. Mais quoi ?
Tandis que je me pose mille et une questions sans même lui répondre, ou partir, je vois le rideau jaune morne de sa fenêtre bouger. Une tête masculine se découpe dans l'obscurité de la maison, et observe la scène. Mon regard doit se faire insistant, parce que Cirice le remarque et se tourne en direction de l'homme. D'un coup, elle se rue sur la poignée, la tourne de façon à entrebâiller la porte et je remarque qu'elle était déjà ouverte. Je sursaute quand elle se met à crier :
- Dégage d'ici, monstre !
Je vois flou. Elle attend toujours que je m'en aille, sans oser rentrer, les sourcils froncés, un air de mépris sur le visage. Je tourne les talons sans plus attendre et marche rapidement jusqu'à mon arrêt de bus. Je me retiens de pleurer tout le long du trajet mais une fois arrivée chez moi, je cours à l'étage et me jette dans mon lit. Je laisse les larmes couler, je crie, m'enfonce les ongles dans la peau. La souffrance qui se déverse dans mes os froids est insoutenable. Je cède à la violence de mes sentiments et appuie sur mes paupières aussi fort que je le peux. Au bout de quelques longues minutes, quand je vois des taches danser devant mes yeux, je baisse les bras et me calme un peu. Je sors de mes draps et vais à la salle de bain. Je me passe un peu d'eau sur le visage, ce qui me soulage un peu. Je lève les yeux vers mon reflet : la colère se lit dans mes yeux. Je me sens terriblement idiote. Comment ai-je pu me faire autant d'illusions en si peu de temps ? Mais surtout, comment ai-je pu croire que nous étions amies alors que nous nous connaissions depuis quelques heures ? Je soupire, mélange de dégoût et lassitude. Au même moment, j'entends mes parents rentrer à la maison en riant. Ma mère m'appelle.
- Ma puce, tu es là ? Ton père nous invite au restaurant ce soir. Un chinois, ça te dit ?
Je prends une grande inspiration. J'ai déjà vécu cette situation une dizaine de fois. Je peux y refaire face une fois de plus. Tout ce que j'ai à faire, c'est me concentrer sur les choses qui comptent vraiment pour moi. Le reste n'est que superficiel. L'amitié n'est qu'une notion de conte de fée, elle n'est pas réelle.
La table où le serveur nous a placé est contre les vitres du restaurant. Dehors, il pleut. Les gouttes ruissellent sur la fenêtre et je me perds entre les chemins qu'elles dessinent. Nous commandons ce que nous voulons à boire, puis une fois la commande passée, je dis à mes parents d'aller se servir ; j'attends les boissons à table. Ils s'en vont, bras dessus, bras dessous, le sourire scotché aux lèvres. Je souris moi aussi en voyant cette scène. Je suis contente de voir mes parents aussi amoureux l'un de l'autre. Je me replonge sur la pluie à l'extérieur. Il fait nuit, mais au bout de quelques secondes, mes yeux s'habituent au noir et je peux voir l'extérieur de façon distincte. J'aperçois quelque chose qui attire mon attention : une personne se trouve sur le trottoir en face, en boule, recroquevillée. Je me concentre sur cette silhouette, curieuse, et m'aperçois que c'est une fille, qui a l'air d'avoir mon âge. D'un coup, mon cœur saute dans ma poitrine. Ce n'est pas une fille, c'est Cirice. Je reconnais ses cheveux de la même couleur que la nuit. Ses paroles de tout à l'heure refont surface, ce qui me brûle légèrement la gorge. Je continue à l'observer alors qu'elle se lève en s'essuyant tour à tour les yeux et les joues, titubant légèrement. Elle traverse la route sans prendre la peine de regarder, et heureusement, aucune voiture ne passe à ce moment-là. Elle monte sur le trottoir du restaurant, tête baissée, puis finit par lever la tête, le regard perdu, et tombe sur mon expression mi-étonnée, mi-furieuse. Elle me regarde un court instant, figée, une expression d'horreur sur tout son visage, puis se met tout d'un coup à courir comme une folle. Mon sang ne fait qu'un tour et je ne retiens pas mes jambes : je me lève d'un bond. Je ne pense plus à la commande ni à mes parents, je sors et cours sous la pluie battante, à la merci du vent et du froid. Elle est rapide, mais en repensant à ce qu'elle m'a dit, mes jambes semblent accélérer leur rythme. Je me rapproche de plus en plus d'elle, et une fois arrivée juste derrière son dos, j'attrape son bras avec toute la rage que j'ai en moi. Elle pousse un cri mais se laisse faire. Le mouvement la fait se coller contre moi. Elle me prend d'un coup dans ses bras, se serre contre moi. Je peux sentir ses ongles se planter malgré l'épaisseur de mon pull.
- Je suis désolée, désolée, désolée, désolée...
Elle sanglote près de moi, répétant ce même mot à l'infini. Je la prends dans mes bras et la serre contre moi à mon tour. Peut-être ai-je ressenti un peu d'amour à ce moment-là, mais la haine la bouscule et prend sa place dans mon cerveau. Mon bras obéit à ce dernier, et je lui assène un vif coup sur la tête. Ses jambes lâchent prise, et Cirice s'efface dans les ténèbres.
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Le monstre et l'ange
Gizem / GerilimHaatlae a un rêve : connaître l'amitié. Malheureusement, son apparence inhumaine l'en empêche. Alors, depuis des années, elle se renferme sur elle-même, hait son corps. Elle a su se faire violence et accepter, même difficilement, sa punition. Cette...