Chapitre 11 : La dure réalité

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Je m'écroule au sol. Louise me rattrape à temps et, dans son élan, elle m'arrache la lettre des doigts puis stoppe tout mouvement pour se concentrer sur les mots inscrits, le papier trop proche de son visage. Le regard qu'elle arbore au fil de sa lecture me donne des sueurs froides. Elle secoue la tête violemment et déchire la lettre, sans état d'âme apparent. Je me jette sur elle malgré la faiblesse de mes jambes. Je lâche un "non" désespéré, un son étouffé, qui reste coincé dans ma gorge comme une lame me mutilant de l'intérieur.

- Non, non, non, non, je souffle, cherchant à recoller les morceaux gisant à terre.

Louise m'attrape le menton de façon vive, ce qui me coupe net dans mon espoir de reconstituer la lettre. Elle me jette un regard mi-furieux, mi-inquiet.

- Je t'interdis de faire ça. Tu dois tout arrêter, tu m'entends ?

Sa phrase terminée, laissée en suspens, je me sens affreusement bizarre. La racine de mes cheveux se met à me picoter et je sens une panique inconnue monter en vagues. D'un coup, je me retrouve en face de Louise et... de moi. Dans un premier temps, je ne comprends pas. Comment puis-je voir mon corps de mes propres yeux ? J'observe la scène, le temps est comme figé. Choquée, je remarque de minuscules particules blanches flottant tout autour de nous deux, semblables à des flocons. Tandis que je me focalise sur cette fausse neige, je sens le froid m'envahir toute entière. Pire que la température, j'ai mal. J'ai l'impression qu'une lame glisse sur ma peau pour la découper en tranches. La souffrance est insoutenable. Elle continue de me dévorer quand tout d'un coup, je comprends, sans vraiment savoir comment. Je fixe Louise. Au début, rien ne se passe. Les particules, elles, commencent à vibrer, ce qui me parcourt de part et d'autres. Puis, à force d'efforts, concentrée sur son corps arqué qui fait face au mien, sur les traits inquiets de son visage, à la limite de l'évanouissement, j'y parvins. L'espace d'un court instant, je sens comme si un étau m'enroulait pour me couper en deux, puis cette impression se dissipe quand je réalise que je suis entrée dans le corps de mon amie. Je peux voir mon visage, le mien, mon menton coincé dans ses doigts, mes larmes dégoulinant sur mes joues. J'essaye de bouger ses doigts et à ma grande surprise, le corps obéit.

Un voile noir vient supprimer ce que j'entreprenais. Quand il disparaît, le temps se remet à tourner, si bien que j'en tombe encore. Je me relève aussitôt : les particules ne sont plus, le mélange de peur et d'anxiété non plus. Je tourne les yeux vers Louise, qui semble aussi troublée que moi. Elle regarde tour à tour ses doigts, mon visage, son corps puis le mien. Nous nous toisons pendant quelques secondes, sans rien comprendre. C'est elle qui brise le silence.

- Qu'est-ce qu'il vient de se passer ?

Je secoue la tête : je n'en ai aucune idée. Tout ce que je sais, c'est que je me sens vidée, mais toujours moins qu'il y a quelques minutes, ou secondes peut-être ? Je ne sais pas combien de temps s'est écoulé. Je ne sais même pas si le temps a vraiment continué de tourner.

Je tente d'expliquer, hésitante.

- J'ai l'impression que... que mon esprit s'est comme... échappé de mon corps.

Suite à mes paroles, dont je rougis, Louise semble se reprendre.

- C'est impossible, Haatlae.

Sois pas si coincée, je m'étonne à penser, et automatiquement je m'en veux. Louise me tend la main.

- Allez, viens, ma belle, on va se coucher. On a toutes les deux besoin de repos.

J'attrape sa main, pousse sur mes jambes. Une fois debout, une sorte de pulsion me pousse à regarder du côté de la fenêtre. J'exécute cette volonté qui ne vient de je ne sais où et, pour la troisième fois de la journée maintenant, la panique m'empare. Les traits de Cirice se dessinent derrière le verre, imperturbable malgré la forte pluie. Louise la voit. Prise par un excès de colère et certainement de fatigue, elle tape la paume de sa main contre la vitre, tellement fort qu'un instant, j'imagine que Cirice va se briser. Mais cette dernière ne sursaute pas, ne bouge pas. En regardant son sourire, j'ai l'impression qu'elle s'y attendait. Je viens près de mon amie, force Louise -qui était prête à lui bondir dessus malgré le carreau - à reculer, puis tire les rideaux pour effacer toute trace de Cirice. À côté de moi, je sens mon amie exténuée. Des larmes de fatigue s'échappent de ses yeux et je m'empresse de venir la serrer dans mes bras.

- Pardon, Louise, je murmure, et elle ne répond rien.

Je me couche avec elle, et je sens qu'elle m'en veut. J'aimerais m'excuser mais les mots ne viennent pas. Cette fois-ci, elle ne s'est pas logée dans mes bras mais elle me tourne le dos. Je me mords l'intérieur des joues. Je commence à m'imaginer que peut-être, Louise ne veut plus de moi. Après tout, qu'est-ce que je lui ai réellement apporté depuis mon arrivée ici ? Une folle à lier qui ne jure que par la religion et une expérience spirituelle, si ce n'est un délire de mon imagination. Je soupire dans le noir de la pièce. Ce n'est pas un soupire d'exaspération, c'est un râle de désespoir.

Plus tard dans la nuit, alors que la respiration régulière de Louise rythme les secondes qui s'égrènent dans le silence de la chambre, la porte s'ouvre tout doucement. Au début, je pense que c'est Rose, qui vérifie si tout le monde est bien couché. Je reviens à la dure réalité quand je réalise qu'il est en fait trois heures trente trois du matin, et que je suis sans hésiter la seule encore éveillée. Excepté la personne qui se tient dans l'encadrement de la porte... Je retiens mon souffle pendant que mon cerveau imagine des scénarios tous plus tordus les uns que les autres. Je me mets à penser que j'aurais dû lui faire entendre raison quand je sens le métal froid brûler ma gorge.

- Maintenant, tu viens avec moi, déclare Cirice, sans même prendre la peine de chuchoter. 

Le monstre et l'angeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant