Paradis et Enfer

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L'homme entre dans la maison, ses pas lourds font hurler les escaliers, il s'avance, baisse la poignée de ma porte et entre dans ma chambre. Mes yeux sont ouverts mais l'armoire positionnée en travers de la pièce m'empêche de le voir. Je ne sais pas ce qu'il fait mais il reste là de longues minutes durant. Je n'ose pas bouger car maintenant je sais que si quelque chose m'arrive ici, cette même chose aura des répercutions sur ma vraie vie, cette vie que je me force de vivre pour me prouver à moi même que je suis forte, cette vie sans but qui ne me fait que souffrir, cette vie qui est triste dans tous les cas. Que représente-il, cet homme voilé vêtu de noir? Ce n'est qu'un rêve après tout. On dit que si quelque chose nous tourmente toute la journée, nous avons de forte chance d'y rêver la nuit. Mais moi, tellement de choses me tourmentent. Les cours, les examens, les présentations orales, les mauvais professeurs, comme tous les autres. Mais moi, j'ai des choses en plus. La froideur et l'agressivité de ma mère, l'absence de mon père, les châtiments corporels dont je suis victime presque chaque jours, la solitude, l'indifférence du monde face à moi. Comment un petit corps tout frêle comme le miens peut supporter tout ça? Je me trouve quand même surprenante. Peut-être que toute cette souffrance se traduit par cet inconnu voilé pendant mes rêves, c'est plausible. 

Il semble rester là pendant des heures, je suis si impatiente de me sentir libre, de pouvoir échapper à tout ce qui me hante, d'avoir l'impression de contrôler ma vie. Il finit enfin par partir et moi, je me prépare et m'en vais, un petit quart d'heure après lui. Je sors de la maison et tout de suite, mes problèmes se dissipent, je ne pense pas à la journée d'hier ni à la journée de demain. Je ne ressens aucune douleur, j'ai l'impression d'être vive et légère et je me mets en route vers mon petit paradis, la clairière au centre de la forêt. Je commence à courir et l'atteins en une vingtaine de minutes, l'extase et la délivrance frappent à ma porte et c'est avec la plus grande satisfaction que je les accueils. Comme la veille, je m'allonge dans la délicate mousse et observe les étoiles en pensant à tous les êtres chers partis bien loin de cette terre. Ont-ils été contraints de partir, à cause de leur sénilité ou de leur mauvaise santé? Est-ce eux qui l'ont décidé, à cause d'une épreuve insurmontable ou d'un banc d'ennuis irraisonnés? Peut-être est-ce arrivé par hasard comme une tragédie due à la malchance, un accident, un crime ou une agression. Tous ces gens si différents réunis au même endroit pour toujours, cela peut faire peur. Moi, la mort m'angoisse. Qui peut en témoigner? Absolument personne. Alors pourquoi je semble être le seule à m'en soucier? Cela ne vous angoisse pas de disparaître instantanément pour toujours? De passer d'un monde à l'autre en moins d'une seconde. De partir loin de tous les êtres aimés et de les abandonner sur cette terre imprévisible et terrifiante. Je m'évade et pense à un grand nombre de choses similaires, le ciel sombre m'inspire beaucoup... Après ces longues minutes de réflexion, je retrace dans ma tête le chemin à travers les branches du grand arbre et commence à grimper. J'arrive à la branche près du bord de la falaise et saute pour atteindre la terre ferme. Cette magnifique eau claire m'appelle, je retire mes vêtements et m'y plonge. Je ressens comme une certaine douceur qui me calme au contacte de ma peau avec l'eau tiède du petit étang, j'y reste quelques instants et décide de descendre de la falaise par la paroi rocheuse. Lorsque je me retrouve à environ trois mètres de la source, je me propulse du bord par la force de mes jambes et atterris dans le bassin illuminé par la lune. Je me mets sur le dos et contemple encore une fois la nature qui m'entoure avant de sortir de l'eau, me sécher et me mettre en tailleur sur un grand rocher à côté de la source. La nuit est tellement belle. Je peux vivre ma vie uniquement lorsque le ciel est sombre et que le monde est assoupi, uniquement lorsque je suis plongée dans mon sommeil le plus profond. Qui aurait un jour pensé cela?

<< Alice! Lève-toi! >> J'ouvre brusquement les yeux et la réalité me frappe en plein cœur. Quand est-elle rentrée? J'espère qu'elle n'a pas vu l'état de ma chambre, si c'est le cas, je suis littéralement morte. Je sors de ma chambre rapidement et prends bien soins de fermer la porte, elle n'a rien à venir faire dans ma chambre de toute manière... Après mes nuits de rêve, le retour à la réalité est toujours très brusque. Je sais que je vais devoir affronter les coups, les insultes et les humiliations, la routine.

Aujourd'hui fut une journée comme les autres, quoique moins pire qu'habituellement. Mes hématomes ont dû me protéger des foudres des autres, je n'ai pas trop souffert. Les journées passaient de plus en plus lentement, j'étais tellement impatiente de trouver le sommeil pour m'en aller, je ne pensais plus qu'à cela.

Les jours se sont enchaînés à une vitesse folle, les nuits passaient et creusaient petit à petit un sourire sur mon visage, mais les gens qui me voulaient du mal l'ont remarqué et vu qu'ils n'aiment pas me voir heureuse, l'enfer qu'ils me faisaient vivre habituellement s'est décuplé, leur haine envers moi aussi. Ma vie était devenu un calvaire, encore pire qu'avant. Je ne voyais plus Erwan, ma mère était de plus en plus cruelle et les autres me faisaient ressentir leur haine encore plus explicitement qu'au-paravent. Je commence à craquer. 

Un soir, une fois rentrée à la maison, je me suis dirigée vers ma chambre, j'étais sûre d'être seule. Ce n'est qu'en passant le cadre de ma porte que j'ai aperçu deux pieds en bas du lit, je ne pouvais pas voir qui s'y trouvait à cause de mon armoire toujours basculée vers l'avant, coupant ma chambre en deux. << Qui est là ? >> Je vois que la personne se lève et se dirige vers l'armoire, elle se baisse. Ma mère se plie en deux et parvient à me rejoindre de l'autre côté de la pièce. Sans aucun mots, elle lève le bras et me frappe de toutes ses forces, cela est bien plus puissant que n'importe quelles insultes. Je lis tant de rage dans ce regard perçant, j'ai peur. Je recule mais me fais stopper par le mur, elle me coince et me remet un coup au visage, je tombe à ses pieds et la supplie d'arrêter mais elle lève le genou et me l'envoie directement dans la mâchoire. C'était la première fois que ma cinglée de mère me frappait avec tant de violence, j'avais déjà reçue quelques gifles mais là c'était différent, je crois qu'elle voulait réellement m'éliminer, me faire disparaître. Encore une fois mon cœur explosa et mes grains d'espoir prirent le vent, j'étais littéralement détruite. Ma tête se fracasse contre le mur et je m'écroule par terre à ses pieds, d'un pas nonchalant, elle sort de ma chambre et claque la porte, coinçant mes cheveux dans le cadre au passage. Je suis choquée. Comment la femme qui m'a mise au monde peut ressentir de la haine au point de me battre, moi, sa fille. Je me relève et ferme ma porte à clé. Je me faufile sous l'armoire et me laisse tomber sur mon lit. Je n'ai pas ma place ici. Encore une fois, la réalité me rattrape et des larmes commencent à ruisseler sur mes joues. Cela fait déjà longtemps que je le sais, que je sais que je ne suis pas assez forte pour vivre dans ce monde d'abrutis sans cœur qui ne pensent qu'à escalader les échelons quitte à marcher sur les autres pour en gravir un de plus. Putain mais qu'est ce que je fais encore ici?! Finalement, la balance penche du côté de la faiblesse, mon instant de bonheur éprouvé durant la nuit n'est pas proportionnel à l'affliction qui ne me réduit qu'au désespoir. Comment ais-je fait pour ne pas voir la vérité en face, je ne suis pas assez forte pour ce monde de fous. Il faut que je m'en aille.

J'ai pris une décision.

Rêve lucideOù les histoires vivent. Découvrez maintenant