Chapitre 2 : Emilya

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Albert Einstein a dit : « Placez votre main sur une poêle une minute et ça vous semble durer une heure. Asseyez-vous auprès d'une jolie fille une heure et ça vous semble durer une minute. C'est ça la relativité. »

Depuis quelques jours, cette citation tourne en boucle dans ma tête. Sûrement parce qu'il remet en question la notion du temps. Sûrement parce que je suis perturbée et angoissée. On parle souvent d'une minute positivement, en la liant au changement et au rétablissement. Alors qu'elle peut avoir des centaines d'impacts, telles que la destruction.

Mes pieds s'agitent dans le vide, tandis que je fixe l'aiguille de ma montre qui tourne, encore et encore. Je reste patiente, face au temps qui défile sans se préoccuper de l'espoir, des rêves, des doutes, dont il est la raison. Simplement puisqu'il ne fait que nous mentir. Je lui ai longtemps fait confiance, voyant en lui une aide. Pour croire en soi, aller de l'avant, se pardonner. Sauf, qu'il continue de s'écouler, sans ralentir et sans se préoccuper de nous.

La porte d'entrée s'ouvre en brisant le silence qui régnait dans la maison. Je descends du plan de travail pour aider mon père qui entre dans la cuisine les mains chargées de courses.

- Tu as surveillé le four ? me demande-t-il en déposant les sacs près de l'évier.

Je ne réponds pas, puisqu'il va immédiatement vérifier la cuisson des pommes de terre. Puis il prend dans un sac les tomates et la salade, tandis que je m'occupe de ranger le reste des aliments frais.

- Passe-moi un couteau et la planche, s'il te plaît.

Je ferme la porte du réfrigérateur avec mon pied, pour ouvrir la porte du placard juste à côté. Je tire sur la planche en bois et je sors un couteau en même temps. Je lui tends le tout, en m'adossant au plan de travail pour le regarder couper les tomates en tranches.

- Tu as terminé là-haut ?

- Pas encore.

Ma voix est si froide et étouffée à la fois, qu'il s'arrête pour tourner la tête vers moi. J'ignore son regard en continuant de fixer ses mains à présent immobiles.

- Tu sais autant que nous que c'est la meilleure solution, dit-il d'un air qui se veut convaincant.

- Ce n'est pas une solution, je réplique sèchement.

- Emi...

- Je dois terminer, je l'interromps en me décollant du plan de travail pour quitter la cuisine.

Il me retient en m'attrapant le bras et ses mains se posent sur mes épaules pour me stabiliser face à lui.

- On ne lui ment pas, enchaine-t-il, on prépare la vérité. Au moment voulu, on avisera, pour l'instant retrouvons un quotidien stable.

Je le regarde sans lui montrer une quelconque réaction, pourtant les questions fusent dans ma tête. Est-ce aussi simple que ça ? En sont-ils à ce point convaincus ? Est-ce une manière d'essayer d'y croire ? Sommes-nous en droit de prendre ce genre de décision ?

Ce que je pense importe peu, alors je ne le contredis pas.

- Maman ne va pas tarder à arriver, finis-je par dire.

Il acquiesce, sans rien ajouter. Je monte les escaliers deux par deux, en m'empressant d'essuyer une larme qui coule le long de ma joue.

Je fais une dernière vérification dans sa chambre, en fermant bien les tiroirs entrouverts, en regardant derrière les tables de chevet et dans la poubelle. Je cherche ce quelque chose qui m'a échappé. Sur le lit est posé le dernier carton que je m'apprête à fermer. Cependant, mon regard reste bloqué sur une boîte à paillette argentée.

Sachant pertinemment ce qu'elle contient, je refuse de l'ouvrir pour ne pas sentir ma culpabilité s'agrandir.

« Préparer la vérité. »

Les mots de mon père raisonnent en boucle dans ma tête, comme pour me punir d'être là...

« Préparer la vérité. »

Est-ce vraiment possible ? Comment s'y prend-on ? Est-ce de la même manière que de préparer un mensonge ? Notre famille est-elle devenue comme le temps, une illusion ? Je dois faire comme si le passé n'existait pas, comme si ma part de responsabilité était irréelle.

Je continue de regarder cette magnifique boîte qui brille entre mes mains, sans réussir à la remettre dans le carton. Je promène mes yeux sur ce parquet, sur ces murs, sur ce lit, tous abandonnés depuis trois mois. Je sursaute en entendant les escaliers grincer et mes mains se mettent immédiatement à trembler. Je me couche à même le sol, près du lit pour soulever la couette de ma main droite, tandis qu'avec l'autre, je pousse la boîte contre le mur.

- Tu as terminé ?

Je lâche la couette et je me relève avec lenteur pour paraitre le plus naturel possible. Je commence à fermer le carton en respirant profondément pour calmer les battements de mon cœur qui s'agitent de nouveau.

- Oui, c'est le dernier.

- Bien.

Je le prends en regardant une dernière fois le lit, en espérant que le temps agira, cette fois-ci, en ma faveur. Je ne veux pas avoir un rôle que je n'ai pas choisi. Je ne veux pas faire partie d'une équation, comme celle-ci.

* * *

C'est le cinquième carton que je dépose au fond du garage. Pour ne pas prendre de risque mes parents ont décidé de ne rien indiquer dessus. Au départ, j'envisageais de noter son prénom en petit sur le côté, en espérant que ma sœur le voit un jour. Puis, je me suis rappelé que nous sommes tous dans le même camp et que je dois suivre les ordres.

Je quitte le garage sans pour autant perdre ce sentiment de trahison. Comment oublier que ces cartons contiennent dix-sept années d'existence ? Que c'est moi qui les emprisonne ? Je ne m'arrête pas pour autant, puisque je referme la porte sur ce passé qui est le sien. Je l'emprisonne dans cette pièce sombre et inhabitée. Je la verrouille en tournant la clé avec lenteur et crainte que tout disparaisse. Une seconde s'écoule avant que la clé ne quitte la serrure.

Telle une violente rupture.

On parle souvent de l'influence qu'une minute peut avoir sur une vie. Alors qu'une seconde suffit pour la modifier.

Et ça.

Personne n'a pris le temps de le dire. 

EffacéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant