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B.E.L.L.A.M.Y

J'ignore comment je parviens à garder mon emprise sur le corps frêle de Charlotte d'un côté et sur la branche de l'autre. J'ignore comment je réussis à nous garder tous les deux hors de l'eau, elle et moi. Au moment où le courant nous emporte et où je vois disparaître la Princesse d'Arkadia sous les flots, ma détermination flanche.

Le temps d'une seconde, je m'imagine lâcher la jeune fille pour la secourir. Mon cœur balance entre ce qui est juste et ce qui est bien. Charlotte n'est rien pour moi, une paysanne tout au plus, une vie parmi tant d'autre, parmi toutes celles que j'ai déjà prises sur les champs de bataille.

L'héritière du trône d'Arkadia, en revanche, est importante. Elle représente l'avenir de mon royaume, le salut de mon peuple, mon avenir et celui de tous les habitants d'Azgeda. Je ne peux pas la laisser mourir.

Aussi, un soulagement immense m'envahit lorsque je vois réapparaître son visage à la surface. Cependant, je ne peux pas me concentrer sur ce sentiment innatendu, pas tant que les rapides continuent de nous emporter.

— Arrête de lutter ! crie la jeune femme quelque part derrière moi, à l'autre bout de la longue branche que nous tenons toujours furieusement, comme si c'était elle qui nous maintenait en vie.

Sans réfléchir à la pointe de colère que déclenche en moi son ton impérieux, j'obéis et me laisse porter par le courant.

Au bout de quelques minutes, je distingue ce qui ressemble à une berge à plusieurs mètres de nous. Plus nous avançons, plus l'atteindre me semble impossible. La rive est escarpée et bordée de rochers. Sur le sol boueux et inégal pousse ce qui ressemble à des ronces. Le haut de la berge est invisible, dissimulé par les broussailles, et annonce une bonne partie d'escalade à venir. On dirait une funeste plaisanterie jouée par le destin.

— C'est notre seule chance, s'écrie la Princesse, et je ne suis pas étonné que sa réflexion l'ait emmenée aux mêmes conclusions que la mienne.

Alors, je ne réponds rien et me prépare mentalement et physiquement, dans les quelques mètres qui nous séparent de l'impact.

25 mètres. Mon épaule me fait un mal de chien, et ce n'est rien comparé à ce que je vais ressentir quand je vais propulser la branche que je tiens (et la blonde accrochée au bout) contre la rive.

20 mètres. Même immergée, je sens le sang s'écouler de la plaie de ma paume. Agripper les ronces à mains nues n'aidera certainement pas à la cicatrisation, mais c'est l'unique solution à ma disposition étant donné que...

15 mètres. Je refuse de lâcher Charlotte. J'ai traversé l'enfer pour lui venir en aide, je ne desserrerai mon étreinte qu'une fois hors de l'eau.

10 mètres. Ma respiration ralentit, les battements de mon cœur s'apaisent et mes muscles se tendent, comme à chaque fois que je laisse la concentration m'envahir avant un combat.

5 mètres. Le duel se joue entre la rivière et moi et je refuse de perdre. J'ai toujours été obstiné, mais je n'aurai jamais pensé que ce défaut devienne un jour une qualité.

1 mètre. Comme je l'avais imaginé, la souffrance me transperce, incendie mon épaule, court le long de mon bras endolori et brûle l'entaille de ma paume. Mais le jeu en vaut la chandelle et je vois Clarke heurter les rochers tandis qu'elle lâche la branche, puis raffermit sa prise sur les pierres.

Impact. Je protège le petit corps de Charlotte avec le mien et mon dos semble presque se briser contre le roc. La douleur m'aveugle une seconde, le temps de cligner mes paupières, mais ce n'est pas important. L'important, c'est la pierre sous mes doigts, et le fait que je tienne bon.

— Attrape ma main !

Je lève les yeux et distingue le visage inquiet de la Princesse au-dessus de moi, les doigts tendus dans ma direction.

— Charlotte d'abord.

Ce n'est pas une question que je pose, c'est un ordre que j'émets. Tant que la fillette ne sera pas à l'abri, je n'en démordrai pas. La jeune femme fronce les sourcils et je sens qu'elle aimerait protester, mais qu'elle s'en empêche. Elle hoche la tête et je hisse la poupée de chiffon jusqu'à sa hauteur.

Je ne me rends compte que le cri que j'entends provient de ma gorge que lorsqu'elle est enfin à l'abri dans les bras de Clarke. Le temps qu'elle ramène le petit corps blessé jusqu'à la rive, je laisse le soulagement m'envahir et avec lui vient une profonde lassitude et une fatigue incommensurable que je n'arrive plus à combattre.

— À ton tour !

Ma tête est lourde et mes yeux sont éreintés. Mon expression semble alerter la Princesse car elle avance un peu plus et me crie de prendre sa main.

— Encore un petit effort, dit-elle. Tu peux y arriver. Je vais te sortir de là. Fais-moi confiance.

Encore ces trois petits mots. Fais-moi confiance ? Je ne la connais pas. Pire, une semaine plus tôt, je la méprisais, elle et tout le royaume d'Arkadia. Pourquoi ai-je aujourd'hui l'impression que je pourrai lui confier ma vie ?

Elle ne dit rien de plus, mais la supplique de ses yeux bleus rend inutile toute autre parole. Ses prunelles me transpercent, comme la douleur un peu plus tôt a transpercé mon épaule et ma paume blessée, mais avec une douceur et une chaleur que je n'ai pas ressenties depuis longtemps. 

Je hoche la tête et elle me comprend sans que j'ai besoin de mots. Je me balance doucement sur mon rocher, mords mes lèvres pour étouffer le gémissement que la souffrance de mon épaule provoque, puis lance ma main valide dans sa direction. 

Sa paume est ferme. Ses doigts se referment immédiatement sur les miens avec une force que je ne lui aurait pas soupçonnée. Concentrée, déterminée, elle me hisse et j'essaie d'aider ma progression en poussant avec mes jambes sur les rochers et en m'accrochant aux ronces qui se trouvent à ma portée.

Le hurlement que je pousse pourrait être dû aux épines qui s'enfoncent dans ma main, mais il n'en est rien. Le supplice vient de ma cuisse gauche et la peine m'arrache une larme et manque de me faire lâcher prise. Pourtant, je tiens bon, sous les encouragements de Clarke qui continue de me tirer de la rivière, jusqu'à ce qu'enfin, nous arrivions sur la berge. 

Je roule sur le dos. Mon corps tout entier brûle et hurle son agonie. Mes muscles, mes tendons, mes poumons, ma gorge, mes nerfs, mon coeur, j'ai mal absolument partout. Mais je suis en vie et, moi qui n'aurai jamais pensé cela imaginable un jour, c'est grâce à Clarke. 

Cependant, je n'ai pas le temps de me tourner vers elle pour la remercier que je la sens déjà se relever brusquement. Je comprends tout de suite qu'elle se dirige vers Charlotte et m'apprête à lui demander comment la petite s'en sort lorsque j'entends la Princesse crier :

— Elle ne respire plus !

Posté le 20.09.2018



L'amour est une faiblesseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant