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C.L.A.R.K.E

Je mets quelques minutes à arriver à l'endroit où Charlotte a été vue pour la dernière fois.

Ce n'est pas très loin du lieu où je me suis assise pour manger quelques heures plus tôt, à mi-chemin entre le château et le village où habite Raven. La délégation d'Azgeda doit être arrivée, maintenant. Je fulmine intérieurement contre leurs soldats. A cause d'eux, une enfant est portée disparue, sûrement blessée, seule et terrifiée. Et je refuse de penser à ce qui pourrait arriver de pire.

Si j'en crois les enfants qui m'attendent au bord de l'eau, cela fait déjà deux heures que la jeune fille est tombée à l'eau. Combien de temps un enfant ne sachant pas nager peut-il survivre dans cette rivière ? Pour m'y être plusieurs fois baignée, je sais que ses berges sont glissantes, que même moi n'ai pas pied en son centre et qu'à certains endroits, le courant est si fort qu'il a emporté avec lui les branches et les troncs des arbres trop fragiles.

Mon cœur se serre pour Charlotte et je sais qu'il faut que je la retrouve, vivante ou pas.

J'observe rapidement la rivière et décide d'en suivre le courant. J'envoie d'abord les plus jeunes enfants chercher de l'aide au village, puis organise les plus vieux d'entre eux en deux groupes. Je prends la tête de l'un d'eux et ensemble, nous descendons la rive droite du cours d'eau. Le temps défile et l'espoir que je tente de conserver s'amenuise avec lui.

La lumière baisse, annonçant la fin de l'après-midi. J'essaie d'ignorer le fait que les enfants autour de moi ont cessé de crier le nom de leur amie et que certains d'entre eux ont les joues striées de larmes. Je continue de marcher, encore et encore, guettant la berge et les profondeurs, soulevant les branchages, fouillant les buissons. Je dérape plusieurs fois dans la vase et la boue.

Ma robe est bientôt sale et déchirée, tout comme les paumes de mes mains. Mais je n'en ai que faire. Je continuerai encore et encore. Tant que je n'aurai pas tenu son corps sans vie dans mes bras, je garderai espoir.

Enfin, nous arrivons à un pont, et je m'aperçois que je n'ai aucune idée d'où je suis. Je me tourne pour me rendre compte que seuls quelques enfants ont continué à suivre ma quête désespérée. La plupart sont rentrés chez eux et je ne m'en suis même pas rendu compte.

— Charlotte !

Je me penche par dessus la rambarde de pierre en traversant et crie son prénom, mais ma ma voix est fatiguée, faible et cassée, presque autant que moi. C'est alors que je le vois.

Monté sur son étalon noir, il galope jusqu'à moi et s'arrête à l'autre extrémité de la passerelle. Je ne mets que quelques secondes à reconnaître la marque d'Azgeda sur le poitrail de son armure, mais ce n'est que lorsqu'il descend de son cheval et s'arrête pour me dévisager que je comprends qui il est.

Cette posture digne, ce port de tête royal, ce regard hautain. J'aurai pu reconnaître le Prince d'Azgeda même sans l'avoir aperçu quelques heures auparavant. Je crois qu'il me souhaite le bonjour, mais je ne distingue pas ce qu'il dit tant le sang bat rapidement à mes tympans, rendu fou par une colère sans précédent et inexplicable. Il déclare :

— Je cherche...

Il me suffit de deux mots pour comprendre que c'est moi qu'il cherche, et qu'il ne m'a sans doute pas reconnue, ce que je peux comprendre étant donné mon état actuel. Je n'ai plus rien d'une princesse. Ma robe blanche ressemble à des haillons. Je suis décoiffée, en sueur sale. Je le coupe immédiatement et annonce moi-même, mes mots couvrant les siens :

— Je cherche une petite fille.

Il s'interrompt et un éclair de questionnement traverse son regard.

— Elle s'appelle Charlotte. Elle est tombée dans la rivière sur votre passage.

J'insiste sur le mot "votre". Je veux qu'il comprenne que tout est de sa faute. J'y mets tout le désespoir que je ne veux pas laisser m'envahir ainsi que toute ma rage.

Cette fois, je perçois de la tristesse dans le brun de ses iris, et une profonde hésitation se lit sur son visage. Il passe une main dans ses boucles brunes et je comprends qu'il est à présent tiraillé entre sa mission première : retrouver la Princesse d'Arkadia, qui a préféré fuir le château plutôt que de le rencontrer ; et le problème que je lui soumets : la vie d'une enfant est en jeu.

Ma fureur s'apaise un peu. Peut-être y a t-il quelqu'un de bien en lui, finalement ? Mais je n'ai pas le temps d'y réfléchir davantage car soudain, l'autre groupe d'enfants qui a continué son avancée revient vers moi en courant et en criant :

— Princesse Clarke ! Princesse Clarke !

Autant pour mon anonymat...

Je vois ses yeux s'agrandir sous la révélation de mon identité, mais n'ai pas le temps de m'en préoccuper. Je ne distingue rien de cohérent dans le brouhaha des voix mélangées des enfants face à moi. Aussi, je réclame le silence et demande au plus âgé d'entre eux de m'expliquer ce qu'il se passe.

Sa paume s'empare de la mienne sans hésitation et il s'apprête à m'emmener derrière lui quand une autre main se saisit de mon bras libre et stoppe mon avancée. Je n'ai pas le temps de noter que cette prise est chaude est puissante, elle n'est qu'une gêne, un obstacle dans la mission que je me suis fixée : sauver Charlotte. Le Prince d'Azgeda murmure, toujours hésitant :

— Princesse...

Ce mot sonne comme une question, mais je n'ai pas le temps de jouer à ce jeu là, pas maintenant. Aveugle quant à mon impatience, il continue :

— Je suis le...

— Je sais qui tu es.

Ma langue claque avec mécontentement tandis que je dégage brutalement mon bras de son emprise.

— Je n'ai pas le temps pour ça. Je dois trouver Charlotte et la sauver. Reste-là où viens avec moi, je n'en ai que faire, mais choisis vite. Le décision ne dépend que de toi.

Étrangement, sa réaction n'est pas celle que j'attendais. Le dilemme présent tout à l'heure sur ses traits disparaît tandis qu'il fait son choix en une fraction de seconde. Je lis dans ses prunelles sombres toute sa résolution lorsqu'il détache son regard du mien et demande au garçon :

— Montre nous le chemin.

Posté le 18.09.2018

L'amour est une faiblesseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant