Chapitre 3

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« Tata ? On est bientôt arrivé ? Ça pue et j'ai froid. Je veux rentrer chez nous.»

« Aya ! Je te l'ai déjà dit : on n'a plus de chez nous. Notre avenir... », elle tousse fortement, « Il est à la fin de ce voyage. »

Impuissante, je la vois tousser sans cesse. Elle serre ma main à chaque quinte de toux comme si elle avait peur de mourir. On se trouve dans la cale d'un bateau avec plein d'autres personnes. Tata dit que l'on s'appelle des « migrants », pourtant on ne peut pas tous porter le même nom. Puis je l'appelle toujours Tata, Tanti ou Valérie. Et moi ? C'est toujours Aya. Rien n'a changé à part que le sol est dur, qu'il fait froid et que j'ai faim.

Tata m'avait demandé de ne parler de notre voyage à personne. Personne ne l'a su de ma bouche en tout cas. Un soir, Valérie est montée dans ma chambre et m'a dit de préparer une petite valise que je n'ai toujours pas revue. C'est l'homme en noir qui l'avait prise à l'hôtel. Tanti avait été très sérieuse le soir sur ma promesse de tenir le secret. Quelques semaines avant mes quatorze ans, on avait pris les bagages et on avait fait du stop depuis Homs jusqu' à une ville inconnue... Je n'ai vu aucune indication, mais Tata disait que l'océan était proche. Pourtant, je ne le voyais pas.

On a passé plusieurs jours dans un hôtel horrible et jaune. Je hais le jaune. C'est moche ! Puis, l'homme en noir est venu nous chercher. C'est lui qui a pris ma valise rose bonbon, ma préférée ! Mais le pire, c'est qu'il était laid. J'avais peur, mais Tata m'a forcée à me bander les yeux et à suivre les consignes du monsieur moche. J'ai trébuché plus d'une fois et personne ne parlait. Soudain, on m'a poussée en avant. J'ai cru tomber et aller manger le sol avant de sentir sous mes doigts du cuir. Un véhicule. On me pousse encore, au fond, puis Valérie s'est mise... ou plutôt on l'a mise à côté de moi. Un seul ordre nous a été donné : silence complet, sinon Allah nous tuera. Encore Allah. Cette fois, j'ai tenu ma langue et pensé à rien. Je n'allais pas rejoindre le diable aujourd'hui, Tata non plus. Je savais que Tata essayait de me rassurer en caressant la paume de ma main. Je sentais ses horribles bracelets de coquillages se frotter contre ma peau

J'aimerais revenir en arrière. Je n'aime pas ce bateau. Et puis, je n'arrête pas de faire des cauchemars avec cet homme en noir depuis que je l'ai vu. Moi, Tanti et les autres sommes entassés dans la cale et on ne peut pas aller aux toilettes. Au coin à gauche, on entasse même les malades-fous qui vomissent sans cesse. Je ne veux pas que Tanti les rejoigne. Je ne veux pas encore me retrouver seule, alors je la couvre de ma tunique et la nourris avec nos faibles portions.
Maintenant, je sais réellement ce qu'est la mort. Le voisin me l'a expliquée. Je veux que Tanti vive et ne rejoigne pas Maman et Papa. Je prie chaque soir Allah pour qu'il laisse Tanti en vie. Je ne sais plus depuis combien de temps on gèle ici, mais bien trop longtemps. J'aimerais dormir tellement la fatigue me fait fermer les yeux ; mais j'ai toujours peur de ne pas me réveiller. Les autres personnes racontent que si on s'endort, on rouvrira les yeux dans l'enfer. Promis je ne fermerai pas les yeux !

Je ne sais pas si c'est la lourde et dure voix qui m'a réveillée ou le bourdonnement d'un insecte géant. Un bruit horrible ! Des hommes s'agitent partout. Les voix s'unissent dans un chant de liberté. Je les vois tous commencer l'air de la Al-Fatiha. Maman ? Les larmes me montent aux yeux. Je repense à son corps qui attend mon retour. Comme Tanti et tous les autres voyageurs, je me lève et j'applaudis. Je regarde et imite les gestes de Tata.

« Qu'est-ce qui se passe ? On est arrivé ? Pourquoi sont-ils tous aussi agités ? »

« On va recevoir de l'eau et de la nourriture, Aya. Nous sommes vers les côtes italiennes. Notre bateau a ... ». Elle fait une pause en regardant le vide avant de me répondre. « Tu te souviens de tous les hommes cagoulés que nous avons vus au départ ? Ceux quand nous attendions dans la voiture, puis dans le hangar et enfin ceux du navire. Eh bien, ils ont abandonné le navire. Nous dérivons depuis la Grèce. Des médecins vont arriver hélitreuillés pour nous ausculter et soigner si besoin21. », finit-elle par dire les larmes aux yeux.

« Hélituiller ? »

« Non, hélitreuiller. Ça veut dire qu'on dépose un homme attaché, par une corde solide, à un petit avion ou à un hélicoptère. C'est le bruit assourdissant comme un bourdonnement que tu entends. »

Voilà. C'est l'heure. Je m'agrippe fortement à la manche de Tanti. D'après elle, on est maintenant vers un port italien. L'Italie ? Je me demande à quoi cela peut bien ressembler. Lorsque j'arrive à voir la mer, mon cœur s'arrête. Les lumières dansent devant mes yeux. De grandes maisons de 10 étages touchent le ciel. La lune reflète une lumière apaisante dans l'eau. Toutes les lumières de la ville se mélangent à la blancheur de la lune. Elles me font trembler et pleurer. Jamais je n'aurais cru autant aimer voir la terre après un voyage en mer. Je suis épuisée ; pourtant, je dois avancer et suivre les autres migrants. Une fois passé le petit pont liant le bateau et le sol, je me retourne violemment. Devant moi se dresse un énorme navire recouvert de peinture écaillée. Dessus, écrit en grandes lettres j'arrive à lire « Ezadeen». Je suis sans voix.

La structure, la taille de ce bateau me pétrifie. Combien étions-nous à l'intérieur ? Ma gorge s'assèche. On dit qu'on aurait pu couler. Mais ce n'est pas vrai ? Je n'arrive pas à détourner le regard de ce métal. L'Italie... Je ne suis plus chez moi et je ne pourrai sans doute jamais revenir. Tanti m'a expliqué que si on retournait en Syrie, nous serions tuées. Car il y a une guerre. Je ne sais pas vraiment ce que cela signifie. Mais en plus d'être une migrante, je suis aussi nommée « dissidente ».

C'est avec ces deux statuts que j'avance vers cette nouvelle vie que m'a promise Valérie. Je suis excitée mais aussi très fatiguée. Mais l'important comme le dit Tanti, c'est que l'on ne va plus souffrir ou voir des morts. Pourtant, une partie de moi refuse d'oublier mes origines. Je refuse de laisser Père et Mère seuls là-bas. Alors je me promets... Je promets qu'une fois grande, je retournerai vivre à Homs dans notre ancienne maison, avec le tapis au centre du salon. Maman me racontera l'histoire d'Allah et m'éduquera. Ses cours sur l'islam me manquent. Je me demande si je vais pouvoir apprendre l'islam en Italie.

On est le 3 janvier 2015 d'après les autres personnes du bateau. Aujourd'hui, c'est mon anniversaire... Pour mes quatorze ans, je vais toucher le sol italien ! Perdue dans mes pensées, je ne remarque pas qu'on s'est déplacées jusqu'à un gros camion. Tanti se met à côté de moi et me demande de dormir. Je ne me fais pas prier. Je m'installe confortablement et laisse derrière moi mon ancienne vie et ce bateau. Mais je rêve encore de ce magnifique paysage qu'étaient la mer et toutes ses lumières. Et aussi, toutes ces gentilles personnes qui nous ont donné à boire et à manger. J'aimais bien leur uniforme. Je sens ma tête qui tourne et mes nerfs qui lâchent. Je me blottis contre Tanti et j'éclate en sanglots. Toutes mes peurs, mes angoisses sortent de mon corps. Le stress qui prend fin laisse place à une montée d'émotion. Je m'endors entre deux reniflements en pensant fort à Père et Mère.

De Vive Voix [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant