Chapitre 5

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Tanti se sent mieux depuis le voyage en bateau. Elle a repris des couleurs au niveau du visage. On est toutes les deux assises sur une chaise en métal froid dans le centre de Vallorbe. Je ne sais pas vraiment pourquoi on est ici et à quoi servent toutes ces pièces et toutes ces personnes. En fait, je ne comprends rien. Depuis quelque jours, Tanti remplissait des documents, cochait certaines cases et laissait les autres vides. Je me demande si ces cases étaient tristes de ne pas être coloriées comme les autres. Elle s'amusait à marmonner dans son coin, toute seule avant de m'offrir un court et rapide sourire et repartir dans ses réflexions et vers les tonnes de papiers traînant sur la table de la cuisine.

Je m'amuse à regarder les vêtements des personnes passant de temps à autre devant nous. Ils sont tellement différents des miens que je me demande ce qui leur arrive. Ma tante me chuchote que c'est nous qui devrons nous adapter à ces vêtements européens. Je n'aime pas l'idée, mais après avoir vu la petite robe bleue remplie de motifs d'oiseaux, ma tête s'impatiente de pouvoir me changer et porter de si mignons petits dessins. Tanti me tire hors de mes pensées en me prenant par le bras. Un grand homme en noir nous interpelle, c'est notre tour. Nous rentrons dans une pièce blanche où trône un simple bureau avec trois sièges.

Cela fait trop longtemps que Valérie parle avec cet homme. Ils m'ont invitée à colorier un petit carnet à dessins pendant leur conversation. Bien sûr, je les écoute mais je ne comprends pas beaucoup de choses. Tout ce que je sais, c'est que le nom Bachar el-Assad revient sans cesse. Tanti affirme qu'il cause des dommages à la famille depuis le début de la guerre. Je ne sais de quelle guerre ils parlent, je ne sais même pas si j'ai déjà vu une guerre. La mort de Mère est-elle une guerre ? Et celle de Père ? De temps à autre, Valérie pose un regard triste sur moi et contrôle rapidement que je suis bien occupée avec mes crayons. Dès que mon regard se détourne, elle tend une image au moustachu. Je ne vois pas de quoi il s'agit, mais l'homme a dû se retenir de vomir. Puis Tanti dépose soigneusement des lettres : certaines entières et pliées soigneusement, d'autres froissées, voire même un peu carbonisées par endroits. Elle affirme que toute la famille les reçoit chaque semaine pour les forcer à rejoindre le camp Bachar el-Assad. Je sais maintenant que Père refusait de se mettre sous les ordres d'un autre. Mais pourquoi Tanti raconte tout cela à ce monsieur moustachu ?

Après cette conversation, je suis totalement perdue, Tanti sort de la pièce pour aller remplir d'autres documents. Elle me demande gentiment de rester ici et de répondre aux questions qu'on me posera. Je lui fais discrètement un signe positif de la tête. Le moustachu avance vers moi avec une femme se présentant comme une traductrice et psychiatre. Lorsque l'homme me parle, c'est la jeune femme qui me le traduit dans ma langue. Tout d'abord, on me demande de dessiner ma famille. J'effectue la tâche sans soucis. Et je dois dire que je suis presque fière de moi d'avoir si vite pu reproduire Père et Mère sur une feuille.

Les deux spectateurs n'ont fait aucun commentaire et n'ont pas l'air de s'intéresser à mes dessins, cela me blesse. La dame demande alors de dessiner ce qui est arrivé à Père et Mère. Mon souffle se coupe court, mes mains tremblent, mon cœur me fait mal et je commence à avoir les larmes qui coulent. Aucun mot ne sort de ma bouche, je ne peux effectuer le moindre geste. Les êtres devant moi semblent insensibles à mes larmes et me demandent encore fois de dessiner la mort de mes parents. Tout se brouille devant mes yeux, j'avale l'eau salée de mes yeux, je me frotte les paupières tout en continuant à pleurer. Aucun des deux adultes ne continue à me questionner, à m'ordonner de dessiner ou de raconter ce que j'ai vu. Je ne tiens plus, les images de Père sous la grosse pierre du bar me font peur. Je revois le sang couler de sa bouche et se répandre sur le sol du quartier. Je repense au diable qui était venu me chercher dans les bras de ma mère. En pensant à elle, je suis projetée sur la photo de notre appartement, je retrace avec précision le sang sur les murs et un vague corps mutilé et allongé sur le sol avant d'être portée par le militaire. Je me rappelle de mes peurs, de chacune des angoisses et des cauchemars où Père et Mère m'accusent de les avoir laissés seuls là-bas et me reprochent d'avoir pris la fuite. Je revois tout ce sang, ce rouge si foncé qui tapissait et remplissait les quartiers comme une mer rouge. Je revois l'enfant qui secouait sa maman. Je revois... J'ai peur.

C'est dans la rue, en tenant la main de Valérie, que je commence à me calmer. Elle m'apaise en me tenant tendrement dans ses bras et caresse quelquefois mes cheveux noirs. Je sais que je n'ai rien à craindre ici, mais parler ou raconter ce que j'ai vécu est impossible. Il n'y a que mes larmes que je puisse exprimer. Demain, je le sais, on reviendra ici pour que j'essaye encore une fois de tout raconter et ce encore et encore jusqu'à ce que cela suffise au moustachu. Tanti m'explique qu'il est l'un des employés du SEM et qu'il a besoin de nos empreintes et qu'il va vérifier nos dépositions ; notre histoire. Tout cela servira pour le système Dublin et nous permettra d'avoir une réponse positive à une demande d'asile en Suisse, et donc de vivre ici légalement. Aujourd'hui, elle m'explique qu'elle remplit des documents pour demander l'asile et obtenir un permis B. En vrai, je ne comprends absolument pas tout ce qu'elle m'explique, je hoche juste doucement la tête.

Je crois avoir pleuré toute la nuit. Les images de mes parents commencent à me hanter. Je suis perdue entre les deux mondes que je connais. Une partie de moi aimerait revenir, l'autre rester. Je traîne les pieds jusqu'aux fines feuilles blanches. Lorsque je commence à dessiner et à expliquer mon histoire, entre chaque reniflement et sanglot que mon corps produit, les visages des employés du SEM commencent à sourire. Ils déposent alors une main sur mon épaule, me soutiennent dans mon discours et mon histoire.

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Hello! Petite surprise je vous publie déjà le chapitre! J'espère que vous aller aussi l'aimer ☺️
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De Vive Voix [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant