Chapitre 10

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La sonnerie met fin au cours d'allemand. Je prends soigneusement mes affaires, pousse ma chaise et me précipite dans les Escaliers du Marché. Libre... C'est ce sentiment si particulier et intense que je ressens à chaque fois que mes pieds glissent sur les dalles de béton et les planches de bois avant d'atteindre la Coop City. La pause de midi est courte, mais suffisante pour que je puisse manger avec Madame Surnaut. J'avance dans la foule avec mes Nike neuves aux pieds. Lorsque mon regard se perd sur son décolleté rose, je dépose mes écouteurs dans mon sac et m'avance avec assurance vers elle. Comme d'habitude, elle arbore un magnifique sourire et me fait signe de m'asseoir. Les assiettes sont, elles aussi, déjà devant nous prêtes à être dégustées. Madame Surnaut a toujours été ainsi : tout planifier et préparer pour qu'on ait juste à mettre les pieds sous la table. Je pense souvent qu'elle en fait beaucoup trop et que je devrais me débrouiller seule. Mais j'apprécie tellement sa compagnie... Elle agit comme une sorte de pause sur mon esprit, une sorte de parenthèse dans ma journée. Je ne pense pas que je pourrais me passer de cette « pause » que j'entretiens avec elle et encore moins rester seule pour manger chaque midi de l'année scolaire. Des frissons parcourent mon corps frêle ; je ressens son regard inquiet qui se pose sur moi avec ses prunelles marron. Indirectement, je sais bien qu'elle arrive à voir mon mal-être et mes préoccupations. Pourtant, elle n'interfère pas si je ne le lui demande pas. Elle respecte ma vie privée tout en essayant de me protéger.

Je chasse rapidement mes idées noires et lui offre un de mes plus beaux sourires. Je devrais sûrement lui en parler, mais comment ne pas l'inquiéter ou l'impliquer ? Elle fait déjà suffisamment d'efforts pour moi et me montre beaucoup d'affection. Je me considère comme sa fille et elle comme ma mère. Nous parlons de tout et de rien avant d'aborder le sujet délicat de ma vie : la demande d'asile, les permis et le chemin vers la nationalité. Après la mort de ma tante, j'ai obtenu un permis B42. Il m'autorise à rester sur le territoire et, de plus, il confirme que ma demande d'asile a été acceptée. Donc après avoir dû faire deux interviews à Berne au SEM pour ma demande et celle de Tanti, j'ai reçu au foyer d'Ecublens une lettre attestant que je suis acceptée comme réfugiée politique reconnue. Je dois bien avouer qu'à cet instant-là, je ne comprenais rien de tout ce charabia. Aujourd'hui cela fait cinq and que je vis en Suisse et j'ai été adoptée après la mort de Tanti. Madame Surnaut pose devant moi un simple formulaire. Elle s'occupe personnellement de ma demande pour le permis C. Ce dernier me permettra d'être une résidente suisse sans condition ni limite de durée sur le territoire et m'ouvrira la porte pour demander la nationalité. Depuis quelques années, je ne suis plus prise en charge par l'EVAM, ni par le centre social d'intégration des réfugiés, le CSIR, à la suite du permis B. Maintenant, il n'y a que Monsieur et Madame Surnaut qui s'occupent de moi. Je ne sais pas exactement comment cela se passe, il y a très peu d'informations que je puisse trouver par moi-même. Bien sûr, je n'ose pas demander, je suis bien trop timide.

Durant le cours de français, je n'arrive pas à me concentrer. Je les entends, je sais qu'elles sont là, tout près et pourtant si loin. Elles viennent et repartent sans crier gare. Ces langues de vipères ne cessent de me tourmenter. Pourquoi ? Pourquoi moi ?

« Pourquoi ? Vous entendez ? Elle ose demander pourquoi nous ne l'acceptons pas ! » Je me souviens très clairement de son ricanement, suivi des rires des camarades à l'arrière.

« Tu n'es rien ! Pas de parents, étrangère et c'est à peine si tu savais parler français à ton arrivée lorsque ta Tante vivait encore. Ta famille d'accueil devrait avoir honte. » Mes larmes viennent caresser ma joue... « Je me souviens de toi Aya : la petite fille aux longs cheveux noirs. Petite, tu arrivais à peine à comprendre la grammaire et les mots. Alors comment vont-ils tes ''chevals'' ? De plus, je n'ai jamais pu supporter ton petit air supérieur. Tu faisais tout pour qu'on s'occupe de toi et tu nous évitais comme la peste. Tu en avais toujours après les adultes, ils ne nous remarquaient plus. Combien de fois ai-je donc entendu ma mère s'inquiéter pour ma camarade réfugiée et venir te serrer dans ses bras en me laissant de côté lorsque nous avions, toutes les deux, tout juste quinze ans. Je t'ai toujours haïe et je ne te laisserai pas en paix. Sale étrangère ! Rentre chez toi, retourne sous tes bombes et crève ! » Au même moment, elle me balance Le Matin à la tête. Le journal du 15 avril 2018 s'ouvre sur la page des bombardements à Homs. Une envie de rentrer me traverse de part en part. Mon corps frissonne et je me retrouve seule dans la salle de classe... Non ! c'est faux... Je ne les considérais pas inférieures, je les admirais. J'avais simplement peur d'aller les saluer, peur de ne pas les comprendre. Mon regard n'exprimait que l'envie de les rejoindre, d'être comme elles. Je revois alors un des rares souvenirs qui me reste de mes parents : Père et Mère venant me chercher à la fin des cours, tenant ma petite main froide lorsque j'avais sept ans. J'enviais mes camarades de classe et je me tenais à l'écart pour ne pas les déranger. Je ne voulais pas être prise en pitié comme par les adultes. Je les aimais, elles étaient mes modèles, mes rêves. Dès que je suis entrée à l'école privée, je ne les ai pas contactées, c'est vrai, j'aurais peut-être dû. Malgré mes gestes et mes essais, je me suis toujours sentie à l'écart. L'étais-je réellement ou m'étais-je moi-même mis une barrière invisible entre elles et moi ?

C'est à l'extérieur des couloirs et salles de l'Ancienne Académie que je me sens le mieux. Monsieur Surnaut avait insisté pour que je prenne des cours de guitare dès mon arrivée dans la famille. Depuis ce jour et encore maintenant que j'ai 17 ans, je ne me balade jamais sans ma précieuse guitare sèche. Je me pose sur le banc en pierre près de la fontaine. Mes doigts font vibrer les cordes et commencent une lente balade. Les élèves passent et me regardent. Je sais que certains d'entre eux s'arrêtent, me regardent, me filment, rigolent... Moi, je reste pendue à mes cordes et j'augmente l'intensité de mes pressions. Le son est alors plus sec, fort et attirant. Mon corps s'allège et je me promène dans ma mémoire. Je m'imagine dans les champs pleins de fleurs et une légère brise roule et emporte mes cheveux. Le son de ma voix vient alors se joindre à ces quelques notes de nostalgie. Cette voix est tremblante, hésitante, mais je continue, de façon à me détendre. Je me laisse emporter par les sons, les frissons qui parcourent mes doigts. J'interprète du mieux que je peux mon remix de Payphone de Marron 5. Lorsque je fais sonner ma dernière note, je sais bien que des gens me regardent. Je deviens rouge tout en regardant le sol. J'entends alors des applaudissements et des félicitations. Plusieurs personnes viennent me parler, me demander des chansons et des balades personnelles. Bien sûr ces chants ne m'aideront pas à me faire apprécier. Mais ils me permettent d'avoir une échappatoire et la paix lors des pauses. Ceux de ma classe me demandent uniquement les devoirs, mais une fois l'intérêt scolaire comblé, je ne suis plus qu'une ombre pour eux. Dès que la sonnerie de la fin de la pause retentit, je redeviens une étrangère aux yeux de tous. Qu'y a-t-il de mal à être Syrienne ? Pour la première fois, je déteste mes origines. Elles me font souffrir. Pourrai-je un jour les accepter ou m'en débarrasser ?

De Vive Voix [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant