Les jours défilent sans aucune différence. Une routine s'installe et fait passer l'ennui. J'observe les rideaux de la chambre à coucher. Je m'attarde sur les plis et les revers de ces derniers avant de dévier sur les autres couchettes : sept. Toutes identiques et accompagnées d'une petite commode personnelle. Je n'ai pas besoin de fouiller pour connaître les affaires de tout le monde par cœur. Les gens viennent et partent, sans se soucier de ma présence. Je ne suis encore qu'une enfant à leurs yeux. Ma parole résonne dans le vide, mon corps n'est qu'une simple ombre qui arpente les murs du foyer d'Ecublens. Les autres migrants me regardent à peine et s'isolent entre adultes. Je ne suis qu'une enfant à leurs yeux. Pourtant j'ai quatorze ans... Je suis grande ! Ils sortent, rient ensemble et quand ils posent le regard sur moi, je n'ai droit qu'à un sourire complaisant. Je ne suis qu'une enfant à leurs yeux. Ils sortent pour courir, se balader et souvent ils me rapportent un ou deux bonbons. Je ne suis qu'une enfant à leur yeux... Je me répète sans cesse les paroles prononcées lors de ma première interview à Berne. Je tiens fermement contre moi mon petit permis N, qui me catégorise en tant que demandeuse d'asile. Les dames du foyer nous donnent à tous un petit sac en plastique que l'on peut porter autour du cou, qui contient tous les papiers importants à ne pas perdre. Depuis qu'on me l'a donné, je le serre fort contre moi. Tanti dit que je devrais au moins le déposer pour la douche. C'est ce que j'ai fait après l'avoir une fois accidentellement mouillé.
Tanti joue souvent avec moi, mais elle ne court plus. Elle dit qu'elle a mal au dos quand elle bouge. De plus, je crois qu'elle a trouvé un amoureux. Elle parle sans cesse avec un autre Syrien, mais elle refuse de m'en parler. Alors on joue aux cartes et au Rummikub : un jeu typiquement suisse allemand. Tout ce que je sais, c'est que je n'y arrive pas. Je perds tout le temps et ce n'est pas drôle. Les journées sont longues mais rythmées par l'emploi du temps organisé par le centre. Je suis des cours de perfectionnement. Tanti a dit qu'ils permettent de s'améliorer. Sachant que je ne connais pas le français, je n'ai rien à améliorer. J'ai plutôt tout à apprendre. Comme à la maison, je m'attendais à avoir des cours sur un tapis de soie sur le sol. Quelle ne fut pas ma surprise quand je vis des pupitres. Je n'ai rien à dire, mais je suis devenue accro à cette salle. Je commence à aimer étudier et mon niveau augmente vite, peut-être trop vite. Je vois bien que les autres ne m'apprécient pas beaucoup. Je réussis là où ils échouent depuis deux ans : l'apprentissage d'une langue. Petit à petit je suis mise à l'écart et on me répète sans cesse que je ne suis qu'une enfant et que donc les discussions ne me regardent pas. Je ne suis qu'une enfant à leurs yeux...
Pourtant, il y a une animatrice que j'adore ! Quand elle vient, je sais déjà que je vais rire. D'ailleurs, je suis en retard. Elle doit m'attendre dans la salle commune. Elle pose devant moi une feuille de papier carrée. On va apprendre à faire des origamis. Entêtée, comme le dit si bien Tanti, je me lance dans la construction d'un lion. Je m'applique au mieux, je plie, déplie, trace la ligne, retourne la figure, etc. Mais il faut bien que je l'avoue, ce n'est pas réussi. On dirait un vieux chien qui porte une moustache. Valérie vient voir et nous éclatons de rire. À ce moment-là, le personnel s'y met aussi. Nous rions tous de mon chien moustache. À la fin de l'animation, j'offre mon chien à la gentille dame. Elle me promet de le garder avec elle.
Je me demande quand Tanti et moi partirons d'ici. Je sais que je garderai des bons et des mauvais souvenirs du centre, surtout la soupe aux brocolis ! Une horreur à avaler. Juste y penser me retourne le ventre. Je me lève du lit pour aller aux toilettes afin de boire un peu d'eau. Mais quand j'arrive, je vois Valérie dans les bras du médecin qui appelle l'infirmière. Il a parlé trop rapidement, je n'ai pas pu comprendre. Lorsqu'il me voit, il détourne son regard et me pousse hors de la salle de bain commune. Une femme me prend dans ses bras et me demande de retourner me coucher. Je lui fais comprendre que j'ai soif et elle me promet de m'apporter un verre d'eau en me poussant gentiment en direction de ma chambre. Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit ; Tanti n'est pas revenue.
VOUS LISEZ
De Vive Voix [Terminé]
General FictionSyrienne de sang, Aya va découvrir la mort et fuire une guerre qu'elle ne connait pas. À travers les pertes, les joies et les pleures, cet enfant va essayer de grandir et de se forger un avenir dans un monde qui la rejète. Migrante un jour, Suisse...