10-Des chaussures blanches, couvertes de sang

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J'ai toujours eu des chaussures blanches. Cassé, crème, ivoire, opalin, comme vous voulez, mais blanc. Je considérais ça comme une prise de risque dans une vie morose, cherchant une élégance, qui pouvait pourtant facilement se salir.

Je crois que je n'ai jamais autant regretté cette décision que maintenant, en regardant mes pieds, recouverts d'un mélange de terre et de sang.

"Où est-ce tu veux aller, Aurore? Ça ne rime à rien."

Apparemment ça rime à quelque chose, en tout cas aux yeux d'Aurore, qui continue d'avancer à travers les arbres. Elle a retrouvé un sourire angélique, sa main maintenant brulée cachée à l'intérieur de son caban. Son visage, à la manière de mes chaussures, est sale, mais d'une manière plus théorique, sa figure d'ange ayant été brisée, et ne pouvant pas retrouver l'apparence qu'elle avait quand je l'ai vue la première fois dans mon cabinet.

Soudain, elle s'arrête dans un endroit plat, enlève son caban, et le place sur le sol. Sans parler, elle commence à saisir quelques brindilles, les assemble minutieusement et s'assoit, satisfaite. De sa valise rose, elle sort une boite d'allumettes, et je comprends son intention à la manière ou elle tourne le morceau de bois prêt à être allumé entre ses doigts fins.

"Aurore?", je l'interpelle.

Elle soupire.

"On ne peux pas allumer un feu au milieu de la forêt-"

Elle se lève lentement, s'approche de moi, prend ma main, et me dirige vers les brindilles. Son regard ne se détache pas de moi, un regard curieux mais légèrement exaspéré.

"Vous n'avez pas à me dire quoi faire", dit-elle froidement.

"Écoute..."

"J'ai froid...", m'amadoue-t-elle avec une petite voix.

Voyant que ça fonctionne, que je rentre dans son jeu, elle éclate de rire. Un rire cristallin, glacé, mais démuni de véritable joie. Un rire qui témoigne d'un amusement à la vue du pouvoir qu'elle a et qui suffit à me mettre en colère.

"Aurore, je viens de te sauver du feu-"

"Une manigance!",  rétorque-t-elle, tentant de se justifier, "Pour voir jusqu'où vous étiez prêt à aller."

Je ne la crois qu'à moitié et elle le sait, cependant elle ne le reconnait pas, s'occupant à la place de gratter l'allumette et de la porter au tas de branches.

"La police va nous voir, on n'a pas le droit d'être ici!"

"Si on ne veut pas être repérés, Étienne, la dernière chose dont on a besoin, ce sont de vos râles capricieux", me réprimande Aurore comme seule réponse.

Merde. Je me sens à nouveau tomber sous cette emprise, en voulant tout sauf ses critiques et sa haine. Alors, je reste silencieux tandis que des flammes jaillissent déjà là où elle a placé l'allumette, dans mon cœur.

Aurore me fixe, satisfaite, et s'empare d'une bouteille d'eau dans la valise à côté d'elle. Elle l'ouvre et en verse le contenu sur ses mains qu'elle passe sur son visage et qui redevient, en tout cas en apparence, blanc comme neige. En voyant mon état, elle se décide finalement à s'avancer vers moi. Contre toute attente, elle m'asperge d'eau, un sourire sur son visage maintenant nettoyé. Je pousse un cri de surprise et elle se remet à rire, puis me lance de l'eau à nouveau. Fasciné par ce moment, le seul normal depuis longtemps, je me mets à rire également, et je saisit un tas de feuilles à mes pieds avec lesquelles je l'attaque. Elle se met à courir, et ses pieds nus dansent sur le sol, puis d'un coup tout son corps est en mouvement. C'est l'un de ces rares instants où nous avons une véritable complicité, même si nous sommes un psychologue et sa patiente couverts de sang au milieu d'une forêt. Au bout de quelques instants, Aurore tombe au sol, épuisée. Il y a un silence entre nous, mais qui veut dire beaucoup de choses.

"Mon père...", commence-t-elle, l'expression soudainement grave.

État de siège. Coup de Trafalgar. Merde. Je m'immobilise et la regarde. En voyant mes yeux, Aurore s'assoit.

"Il faut qu'on chasse ce soir. Un lapin, quelque chose à manger en tout cas."

Elle change de sujet, visiblement gênée par la révélation qu'elle s'apprêtait à me faire. Comme si une autre Aurore était apparue lorsqu'on dansait, et qu'à présent, celle que je connaissais reprenait le contrôle, d'elle, de moi. Et avec ça, elle cherche dans sa valise et en sort un couteau, la lame aussi tranchante que l'expression qu'elle affiche à présent.

"Ce n'est pas le couteau que j'ai utilisé pour tuer P- " Elle se censure, et sourit" ... L'homme. Et on ne va partir comme des sauvages préhistoriques. Je vais construire un piège."

Je ne peux que hausser les épaules, en repensant à la fille qui était devant moi il y a quelques minutes seulement.

Une fois le piège installé -une branche avec de la corde autour, dont je doute de l'efficacité- Aurore, assise avec moi près du feu, me tend un pantalon et une chemise, tous deux bleus, ce qui me donne l'air d'un personnage de dessin animé. Elle revient ensuite après s'être changée, arborant une robe jaune moutarde recouverte d'un cardigan bleu marine, son caban étant toujours sur le sol de la forêt. Je lui remets mes chaussures blanches, ces fameuses chaussures que j'affectionnais tant. Cela suit toutefois une certaine logique. Mes chaussures, propres avant de l'accueillir dans mon cabinet pour la première fois, maintenant tachées de sang, lui appartiennent.
Je me demande si mon âme n'est pas une paire de chaussures. Soudain quelque chose me tire de ce rêve éveillé.

J'entends des pleurs.

Je me lève brusquement.

Aurore n'est plus là.

Son couteau non plus.

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Hello! J'espère que ce chapitre vous a plu! A votre avis, où Aurore est-elle partie? Et pourquoi a-t-elle changé si subitement de comportement?

Zoubis,

Et n'oubliez pas,

Nous ne sommes qu'un mélange d'atomes.

:)



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