Adventotem

5. Duel de titans

La gueule du carnivore mordit à plein croc à quelques décimètres du visage brisé par l'horreur de Coline.
Le regard fauve de la bête changea de l'amusement morbide à la surprise soudaine, et se pointa vers le dos écaillé de l'hybride amorphe.

Taan avait également changé.
Son buste restait relativement le même, bien que ses yeux soient devenus d'un bleu glacier et glaçant, mais sous le bassin de l'aventurière se tenait un abdomen arachnide gravé de flocons bleutés et qui, à la manière d'un centaure, remplaçait les jambes et les hanches. Dans ses mains, elle tendait ses lianes serties de points de couleur, qui retenaient le monstre crocodilien afin que sa portée n'inclue pas la larmoyante Coline.
Sur un air de défi, le monstre saurien racla le sol, salissant la pure neige avec le brun de la terre, pour ramper vers sa proie tétanisée. Ce qu'était devenue Taan tira ses liens de toutes ses forces, comme des laisses, ses longues pattes arachnéennes s'encochant dans des branches ou des troncs pour supporter la charge de la bête.

Au final, malgré le labourage incessant des griffes, le crocodile fut tiré en arrière, et Taan entreprit de ligoter la créature à la manière des araignées dont elle empruntait la forme.
Ce fut au départ dans ses cordes étranges, mais au fur et à mesure des efforts vains du reptile, les liens formaient peu à peu un épais cocon vert orné de bon nombre de bulbes rouges, jaunes et bleus.
Une fois le monstrueux prédateur incapable de se défaire, le bras gauche de Taan lança une de ses toiles pour récupérer la lance de Xelios tombée au sol.

Coline, de nouveau sur terre, hurla de tous ses poumons face à la scène qui se déroulait devant ses yeux embués par les larmes. Taan ne sembla pas l'entendre.
Elle se précipita vers ce cauchemar, espérant y mettre fin.

L'arachnide brandit son arme, visant la gorge de l'hybride qui déjà était tombée inconsciente sous la pression de ses chaînes.
Coline l'attrapa par l'épaule, et, par réflexe sans doute, la créature arachnide la repoussa violemment dans la neige, en posant ses yeux de givre sur elle. Il lui fallut bien cinq longues secondes pour dévisager sa camarade horrifiée.

Elle laissa glisser la lance entre ses doigts, desserra son emprise sur la voleuse qui avait d'ores et déjà retrouvé sa forme humaine et son inconscience, et l'éclat glaçant de son regard s'estompa.
Les pattes articulées se recroquevillèrent honteusement, puis s'évaporèrent également pour redonner à Taan des jambes bien humaines. La cheffe des voyageurs se laissa choir dans la neige, ses bras enlaçant ses jambes, et ses yeux au bord des larmes.

Coline resta quelques temps, attendant une réponse aux questions qu'elle n'osait pas poser, puis abandonna son amie pour aller chercher Xelios, gémissant, affalé au pied de l'arbre qu'il avait percuté. Elle le tira jusque sur le chemin où reposaient les deux malfrats et où Taan réfléchissait encore en son fort intérieur, comme cela lui arrivait souvent après un événement qui la mettait hors d'elle. La mutation en horreur arachnéenne était en revanche une première.

La puissance du vent montait encore, et avec elle le froid. Midi venait tout juste de passer, mais le soleil restait introuvable derrière une épaisse couche de nuages blanc.
Coline pansa les blessures de son compagnon et Taan resta bloquée dans ses introspections pendant une bonne heure, les deux bandits jonchant toujours le sol sali par le combat entre les deux créatures sur lequel personne n'osa dire un mot pendant ces longs moments où seul le vent sifflait son monologue.

Sans cause particulière, Coline brisa ce mutisme oppressant.
« Par la Stryge, c'était quoi, ça, Taan ?

À l'appel de son nom, sa consœur releva ses yeux flous et secoua mollement sa tête.
- Je ne sais pas, modulèrent ses lèvres hésitantes.

- Fait sortir Positon, ordonna Coline d'une voix sérieuse dont elle n'avait jusque là jamais fait l'usage.

La main de Taan trembla jusqu'à sa poitrine, et en extirpa son totem singulier. Une simple boule rouge et pailletée, munie de huit petites pattes en guirlandes et d'un adorable visage dessiné ainsi; :3
Chacun avait il y a longtemps donné un surnom à son totem, sous les demandes oppressantes de Coline. Ainsi, le crapaud de Xelios s'appelait Tim, le ver amorphe de la jeune femme portait le nom d'Ecoli, et cette boule colorée était nommée Positon.

La petite bête rondelette observait tout le monde avec un air des plus innocents, avec son grand sourire figé.

- Posi, essaya Coline, est-ce que c'est toi qui a... fait ça ?
Le totem resta de marbre. Les deux échangèrent leurs regards, sans qu'aucun mot ne soit échangé pendant de longues et gênantes secondes.

- Tu t'attendais à ce qu'il te réponde ? railla Taan, mais sans le ton de la blague.

- Qu'est-ce qui c'est passé, Taan ? Pourquoi la folle est devenue... ça, et pourquoi toi aussi ? C'est en rapport avec les totem ? Le sien c'était un gros lézard, le tien c'est cette petite araignée qui ne ressemble à rien, et vous avez toutes les deux changé en... ces choses...

- Coline, je ne sais pas ce qui s'est passé, d'accord ? J'ai juste eu... peur. J'ai eu incroyablement peur qu'il vous arrive quelque chose à Xelios et à toi, et pendant un instant, c'était comme si ces pouvoirs m'étaient innés. Pendant un moment, je me suis sentie... forte, mais surtout, je me suis sentie complète... comblée d'un manque que je ne connaissais même pas.

Xelios se releva difficilement, serrant ses bandages et respirant un peu fort. Le regard des deux filles se tourna vers lui, le questionnant sur son état sans dire le moindre mot.
- Ça... pourrait aller mieux, dit-il en se malaxant son épaule.

- On devrait rentrer à Veille, rappela Taan. On repartira quand on se sera remis.

- Non, objecta Coline. J'ai besoin de comprendre ce qui s'est passé, je dois savoir ce que c'était que... que ces monstres, d'accord ?

- Je te l'ai déjà dit, s'échauffa la cheffe face à l'entêtement de la jeune, je ne sais pas. Tu crois que c'est simple pour moi aussi, de me transformer en monstre et que mes souvenirs me fassent croire que c'est normal ?

Le visage de l'autre tourna à l'écarlate.
- C'est être une petite peste égoïste de vouloir savoir pourquoi sa camarade devient un monstre ?!
C'est être une précieuse princesse que de se demander pourquoi des bandits de grand chemin peuvent muter en horreur crocodilienne ?! Tout à l'heure, ce lézard a failli m'arracher ma tête !

- Elle n'a jamais dit que tu étais égoïste, rétorqua Xelios. Tu déformes tout. »

Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Coline arracha son bonnet et le jeta de toutes ses forces dans la neige, avant de se tourner et de quitter le groupe d'un pas décidé. Malgré les appels de Taan et les excuses tardives de Xelios, elle ne détourna pas, et disparut dans la neige et les bois.