6. Proposition

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Night time may find me at a campfire bright
Long before daylight I'll be gone with the night
Wherever the river winds wherever the mountains climb
That's where you'll find me I'm kin to the wind

Marty Robbins, Kin to the wind

Désiré suivit Hans hors de la tente. Olga, Stefan et Fiona se disaient au revoir. La radio crachotante donnait à la scène une ambiance de lendemain de gueule de bois. De loin, Fiona salua Désiré d'un geste de la main, avant de se détourner et de se hisser péniblement à l'arrière de la vieille jeep. Hans se dirigea vers le feu de camp, où un homme se tenait assis le nez dans une tasse de café. Ils échangèrent quelques mots en anglais, puis l'homme se tourna vers Désiré. Son teint était pâle, ses traits émaciés et ses yeux noirs brillaient d'une intelligence qui sembla percer Désiré de part en part.

« Assieds-toi, Désiré. J'aimerais discuter avec toi un moment. »

L'homme lui tendit une tasse de café et lui fit signe de s'installer à côté de lui.

« Ah, enfin quelqu'un qui parle la langue. J'en peux plus de rien capter à ce qui se passe, j'ai failli me tirer des plombs. On se tutoie. Comment tu t'appelles ?

— Tu peux m'appeler Freyd. Je me débrouille en Français, mais je ne saisis pas bien certaines expressions. Tu m'excuseras. Enchanté de te connaître.

— Ah, je vois mieux pourquoi ton accent est si bizarre. Je t'ai entendu parler Anglais avec Hans. Tu parles pas Allemand ?

— Si, en fait je le comprends, mais je n'ai jamais voulu faire l'effort de le parler.

— C'est bizarre.

— Pas tellement, non. Tu vois, j'ai été élevé en République Tchèque, pas très loin d'ici en fait. On n'aime pas trop les Allemands par là-bas. Ça date de la Seconde Guerre Mondiale. Les nazis ont fait des trucs moches à l'époque. C'était vraiment une période terrible. »

Il resta un moment les yeux dans le vague, comme observant une image à l'intérieur de son propre crâne.

« Enfin bref, voilà pourquoi il vaut mieux parler anglais avec un Tchèque.

— Mais si t'encadres pas les Allemands, comment ça se fait que tu es pote avec Hans ? »

Il éclata de rire.

« Hans ? Tu veux dire le chef de groupe ? Il sait que tu l'appelles comme ça ? Il faudra que je lui raconte. Il s'appelle Murat, il est turc.

— Tu plaisantes ? On sait jamais d'où vous venez, merde.

— Eh oui. À la tienne, Désiré. Le monde est vaste et compliqué.

— Franchement, pas d'où je viens. J'ai des potes Marocains, Algériens, Portugais, même ma copine c'est une rebeu. On aime bien se dire qu'on est des immigrés et qu'on n'a rien à voir avec la France, mais la vérité c'est qu'on est tous nés dans la galère et qu'au final on est tous des galériens. Et je suis sûr que c'est pareil pour tout le monde, qu'on soit né en France, en Allemagne, en Turquie ou en République Tchèque.

— Je ne comprends pas bien ce que tu veux dire avec ton histoire de galère, mais ne me mets pas dans le même bateau que le commun des mortels. J'ai dit que j'ai été élevé en République Tchèque, pas que j'y étais né.

— Sérieux, t'es un mec compliqué toi. T'es né où, alors ?

Il resta un moment silencieux, son regard fixe comme seule réponse, semblant dans un même temps peser le pour et le contre à une question toute différente.

— Tu sais, Désiré, je crois que tu es compliqué aussi à ta manière. »

Désiré ne savait vraiment pas quoi répondre. Un silence s'installa. Un moustique bourdonnait autour de la lampe-réchaud à gaz et de la cafetière italienne qui répandait une odeur de café frais. Désiré baissa les yeux vers le fond de sa tasse en fer blanc. Freyd prit une grande inspiration.

« Est-ce que tu veux faire un voyage avec moi ? Si tu réponds oui, prépare-toi à rester absent de chez toi plus longtemps que tu ne l'avais prévu.

— Je sais pas, on va où ?

— Dans un endroit spécial où tu apprendras à mettre en œuvre ton talent. Je ne t'oblige à rien, mais j'ai le sentiment que tu possèdes des qualités qui méritent d'être cultivées et appréciées à leur juste valeur. Notre ami Murat m'a vanté tes exploits. Je pense que tu as beaucoup à apprendre, mais ton potentiel semble très prometteur. Qu'est-ce que tu en dis ?

— Pas facile à décider. Il faudrait d'abord que je prévienne chez moi pour qu'on ne se fasse pas de souci.

— Évidemment, je comprends. Sauf que nous savons tous les deux qu'il n'y a pas grand-chose qui te retienne en France, à part tes parents peut-être. Cependant, il faut que tu saches que tu ne pourras pas leur dire où tu vas, et qu'une fois sur place tu n'auras pas les moyens de les contacter.

— Et on resterait combien de temps ?

— Je n'en sais rien encore. Plusieurs mois, certainement. Alors libre à toi de faire ce que tu veux pendant les dix minutes qui viennent, mais passé ce délai je m'en vais, avec ou sans toi. À ta place, je me garderais bien de parler à qui que ce soit. Quand tu seras prêt, viens me rejoindre à la voiture. Et sinon, sans rancune. »

Freyd serra la main de Désiré, se leva et disparut à l'intérieur de la grande tente, laissant Désiré seul face à son dilemme. Il prit son téléphone portable et le tourna machinalement dans ses mains. Les parents allaient péter un câble. Il allait se faire virer pour de bon. Et Katia... elle l'avait déjà oublié, de toute façon.

Il se vit écrire un message laconique à sa mère.

« Super stage. G trouver un plan boulot. J reste qq mois. J'oré pas le téléphone. Biz. »

Son doigt resta un moment suspendu au-dessus du bouton envoyer, sa respiration se bloqua. Il entendit les battements de son cœur marteler sa poitrine. Et soudain il s'exclama « Et puis merde » et la pression dans son torse s'évacua en un long soupir. Message envoyé.

Il se leva alors précipitamment et courut chercher son sac dans le dortoir. Il rassembla à la hâte ses vêtements sales et son chargeur de téléphone. Par réflexe, il vérifia si son porte-feuille et ses papiers d'identité étaient toujours dans la poche latérale. Il marqua alors une pause tandis qu'un doute traversait son esprit. Il n'avait pour tout document de voyage que sa carte d'identité française. Il fallait le dire à Freyd, car cela remettait certainement en question le projet tout entier. Lorsqu'il rejoint Freyd vers son SUV noir, il prit une mine désolée.

« Écoute, Freyd, je suis super flatté que tu penses que j'ai un truc spécial. J'adorerais apprendre à mieux m'en servir, mais ça va pas être possible. J'ai pas de passeport, alors je vais pas pouvoir t'accompagner.

— Oh, ne t'inquiète pas. Là où on va, on n'a pas besoin de passeport. Alors, tu montes ? »

Babylon - Le Voyageur DésiréOù les histoires vivent. Découvrez maintenant