16. Disparition

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Je suis l'âme de Désiré N'Kanté. Il y a trois ans, il a disparu pendant plusieurs mois après avoir laissé un message inquiétant à sa mère. Il ne s'en souvient pas. Il paraît qu'il est parti s'entraîner en Syrie et qu'on lui a reprogrammé le cerveau pour qu'il commette un attentat sur commande. Un mot clé et tout se déclencherait. Boum.

Pendant un temps, quand il passait devant la mosquée, les fidèles le regardaient de travers. Une fois, l'un d'eux s'est approché, un homme d'une soixantaine d'années à la barbe poivre et sel, en djellaba. Il lui a dit :

« Mon frère, tu crois peut-être connaître le vrai Dieu, mais tu ne le connais pas. Les actes que tu médites nous font du tort, ils nous tuent tous, y compris nous qui sommes tes frères. Entre un moment avec nous et nous prierons tous ensemble pour apaiser ton cœur. Tu verras alors que le Dieu que tu crois connaître ne souhaite pas que tu apportes la mort en son nom. »

Désiré n'a pas compris pourquoi l'homme lui parlait ainsi. Il lui a répondu « Qu'est-ce que tu viens me faire chier, je suis pas musulman, moi. »

Moi qui suis l'âme de Désiré, je comprends la raison pour laquelle l'homme s'est adressé en ces mots à Désiré, mais je sais aussi qu'il se trompe. Désiré n'est pas une bombe à retardement, pas un explosif relié à une télécommande. C'est juste quelqu'un qui a oublié une partie de sa vie. Et cette partie est importante. C'est même la plus essentielle de toute son existence. Voilà pourquoi Désiré passe ses jours telle une coquille vide balayée par les vagues sur la plage. Sans jamais avancer ni même savoir où il veut aller.

Il souffre d'un ulcère à l'estomac, ce qui ne le gêne pas trop dans la vie de tous les jours, mais représente un petit handicap pour son métier. Il est saucier dans un restaurant. On lui reconnaît un certain talent pour l'équilibrage des saveurs, et son chef ne trouve jamais à redire à ses préparations. Il a un excellent nez, ce qui lui évite la plupart du temps de goûter ce qu'il cuisine. Il sait dire exactement le contenu de la chambre froide sans avoir besoin de l'ouvrir. Cela amuse ses collègues qui font régulièrement des paris à ce sujet.

Son ophtalmo lui a donné 16/10 à chaque œil, et il entend les souris dans les murs de son appartement, même en plein jour avec les bruits du dehors et la télé allumée. Il ne se l'explique pas, si ce n'est par la génétique. Sauf que sa petite sœur est myope, et que sa mère jure que toute son enfance et son adolescence il ne faisait pas la différence entre le poulet et l'agneau.

Alors Désiré est bien obligé de revenir à ces quelques mois de sa vie qui ont disparu, et je l'encourage à croire que dans ce laps de temps se trouve la clé de tout. Car je sais que ce qui s'est évaporé est une pièce de la vie de Désiré, mais pas uniquement. Il y a autre chose.

Ce mystère ne trouve pas de réponse, et cela commence à affecter Désiré. Alors il commence à regarder les offres d'emploi dans d'autres régions. Loin. Là où on ne croit pas connaître son histoire, là où on n'en raconte pas à propos de ce que l'on ne sait pas. Là où on ne lui rappellera pas sans cesse qu'il est coupable d'un crime qui n'a même pas de nom. Qu'il n'a pas encore commis. Qu'il ne commettra peut-être jamais. Là où il aura droit à l'oubli.

En discutant de ce projet avec son ami Jibril, ce dernier lui a dit « Laisse tomber, mec, t'es fiché S. Les keufs seront toujours sur ta gueule, t'auras beau jurer la Mecque et le Coran. »

Mais Désiré veut croire à un nouveau départ. Je lui serre le cœur à chaque fois qu'il envisage des démarches en ce sens, cependant l'envie s'installe, et moi-même je dois bien admettre que s'il reste ainsi plus longtemps il finira par se détruire. Il ne s'autorise pas à poser les yeux sur une femme, il sort à peine, il passe ses soirées devant la télé avec une bouteille de rhum. Il pleure parfois, et ce n'est pas à cause du film.

Et un matin, sa mère qui passait faire la lessive et un peu de ménage le retrouve inconscient sur le sol dans une flaque de vomi. Aux urgences, on l'oriente en psychiatrie, où il passe une semaine interné d'office. Il en ressort avec une ordonnance d'antidépresseurs. Il ne va même pas les chercher à la pharmacie. Ce jour-là, où il retrouve son appartement et s'assoit sur le canapé sans ouvrir les volets ni allumer la lumière, je me résous à lui parler.

Je lui dis « Très bien, Désiré. Je vois que tu as fait tout ton possible pour résister. Maintenant, tu as gagné le droit de penser à toi. Fais ce qu'il faut pour aller mieux, voilà ta priorité. »

Les choses s'enchaînent à partir de là. Des annonces, des envois de CV, des entretiens, puis deux réponses positives et un choix plus ou moins au hasard, et enfin la recherche d'un appart, une journée de visites et la signature du bail. Il commence alors à faire ses cartons, sans regarder ce qu'il emballe, avec l'intention ferme de tout bazarder. Je retiens sa main à cet instant, alors qu'il s'apprête à inscrire « POUBELLE » avec son marqueur rouge sur le côté de tous les cartons.

« Ne sois pas si impulsif, tu pourrais le regretter. Tes parents peuvent garder tout ça pour toi, le temps que tu te refasses une santé. »

Nous voici donc devant la porte de la cave du HLM où vivent les parents de Désiré. Il prend une grande inspiration, ferme la porte en tirant de tout son poids, et tourne la clé.

« Adieu. »

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Désiré reviendra dans Babylon - Les Fantômes de Jen

Babylon - Le Voyageur DésiréOù les histoires vivent. Découvrez maintenant