1. Prédation

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Les requins se privent l'hiver pour aller frimer sur la côte
Comment ça on me dit y a des falches du Maroc
Mes requins sont frais parce qu'elle coûtent grave des euros
Si tes requins trafiquent et qu'elles sont en semi
Attache fort tes lacets pour le jour où tu devras courir

Mac Tyer, Paire de requins

L'eau se troublait au fur et à mesure qu'on s'approchait de la plage. On entendait de plus en plus distinctement les basses entêtantes d'une musique qui se mêlait au brouhaha et aux cris de la foule. Il y avait un goût de sueur, d'urine, et d'autres choses indescriptibles, et le tout faisait tourner la tête. On n'y voyait déjà plus rien, comme dans les hauts fonds où la lumière ne parvient pas, ou au large par une nuit sans lune. Tous ces bruits d'éclaboussures, ça aurait pu être des tortues qui gagnent le rivage, mais autant à la fois, difficile d'y croire. Ce mélange de sensations rajoutait à la fiévreuse confusion qui régnait dans son esprit, et qui l'avait conduit jusqu'ici. Trop près du rivage.

Le sable glissait à présent sous son ventre, il se sentait à l'étroit entre le fond et la surface. Il se faufilait entre les paires de jambes, buta une fois contre l'une d'elles. Il y eut un cri aigu, perçant, qui fut le signal de départ d'une panique absolue. De l'écume, des remous et des hurlements, des éclaboussures de partout. On tomba même par-dessus lui. On criait au hasard « Sortez de l'eau ! Au secours ! Ramenez les enfants ! Aidez-moi ! Dépêchez-vous ! » Des pleurs et des appels à l'aide, des voix de mères angoissées cherchant leurs enfants, de pères impuissants, de petites filles et petits garçons perdus.

Soudain une paire de bras l'enserra. Comme elle semblait vaine, cette étreinte ! Il fit à peine mine de chercher à atteindre le fou qui tentait de l'immobiliser. Il continua à se frayer un chemin dans l'eau boueuse, ondulant les muscles puissants de son long corps de prédateur marin, avec l'espoir confus de retrouver des eaux paisibles. Mais alors l'insensé lança d'une voix impérieuse:

« Venez m'aider. On va le choper, ce fils de pute. »

Et en un moment d'autres bras vinrent l'entourer, les pieds peinaient à trouver des appuis sur le fond sablonneux, mais ils parvenaient à le contraindre malgré ses soubresauts. Ils gagnaient du terrain peu à peu.

« Allez, on le sort. Oh hisse ! Oh hisse ! »

À chaque poussée, son ventre pesait davantage sur le fond. Il tentait en vain de mordre les jambes et les bras qui l'entouraient, mais qui toujours restaient le long de ses flancs. Son dos émergeait maintenant de plus en plus.

« Allez, on lâche rien. On y est presque. »

Il se vit traîné tant bien que mal, tiré sur la rive par la queue, par son aileron, sa nageoire. Seule sa tête baignait encore dans l'écume, et il pouvait sentir le sable voler autour de lui alors qu'il se débattait comme un diable pour regagner les flots.

Il était encore balayé par les vagues qui menaçaient de le reprendre, et son corps était devenu bien lourd, reposant de tout son poids sur le rivage. Les parasites avaient atteint la limite de leurs forces, ils ne parvenaient plus à le remonter. La vague suivante commença déjà à le ramener. Les suivantes feraient le même ouvrage, jusqu'à ce qu'il soit de nouveau libre.

Désiré avait compris que la bataille tournait en faveur du requin. Malgré ses encouragements, les quatre autres courageux et lui-même n'avaient tout simplement plus de bras, et le requin glissait lentement mais sûrement vers le bas. Plein de gens n'étaient pas encore sortis de l'eau, il refusait de courir le risque de laisser partir le squale.

Il se leva alors en titubant et courut vers son sac de plage, dans lequel se trouvaient ses vêtements, et dans la poche du bermuda le couteau qui ne le quittait jamais. Il revint, toujours à bout de souffle, vers le centre de l'attroupement, écartant les badauds tout en dépliant la lame. Lorsqu'il s'approcha du corps de la bête qui se débattait frénétiquement, il aperçut un instant la gueule de l'animal et eut un temps d'arrêt. La bouche était assez grande pour happer un bras jusqu'au coude, et les dents incurvées vers l'intérieur ne le relâcheraient pas avant d'avoir déchiqueté la chair jusqu'à l'épaule.

La rage l'emporta sur la peur. Il tomba à genoux derrière la tête du monstre, et dans un même temps abattit sa main armée. Une main posée sur la peau lisse et froide, il frappa furieusement autour de l'œil, ponctuant chaque expiration d'un mot rageur. Mais. Tu. Vas. Crever. Saleté. De. Merde. Chaque coup de poignard faisait jaillir de l'écume et du sang mêlés. La frénésie finit de l'envahir. Ses yeux le brûlaient et sa vision se rougit. Il enjamba alors le corps de l'animal qui déjà ne bougeait plus, et sans y réfléchir planta des deux mains sa lame sous le niveau de l'eau dans le ventre du squale. Puis il tira de toutes ses forces par à-coups en direction de la queue, et ouvrit grand l'abdomen.

Il pataugeait à présent dans une mer de sang. Les tripes du requin se déversèrent entre ses bras et ses genoux, mais il fouilla plus avant dans la carcasse, y fourrant ses bras jusqu'aux coudes. Enfin, il sentit entre ses doigts ce qu'il cherchait, et en se relevant il leva au ciel tel un trophée le cœur noir et sanguinolent de la bête. Au travers de la brume écarlate qui noyait sa vision, il vit confusément des bras se lever, et il entendit des applaudissements et des bravos. Il mit alors son tribut devant la bouche et enfonça les dents dans la chair caoutchouteuse. Le goût du sang et du sel lui brûla la gorge, ses yeux étaient déjà en feu. Il rit comme un dément alors que son visage dégoulinait du liquide encore chaud ainsi que de ses propres larmes. Il mâchouilla le bout de chair comme un chewing-gum.

Il retrouva un peu de lucidité, et se rendit compte que des téléphones étaient tournés vers lui. Il entendit quelqu'un lui dire:

« Souris, t'es une célébrité maintenant. »

Il tendit le cœur à un camarade de lutte qui le reçut et en arracha un morceau avec les dents, avant de le faire passer à son tour. Il s'aperçut que sa main gauche était entaillée et que son sang se mêlait à celui du requin, mais il n'y prêta pas attention. Au lieu de cela, il reprit son couteau et entreprit de découper un carré de chair. Quand ce fut fait, il se releva et s'approcha d'un spectateur pour lui remettre. L'homme, un sexagénaire bedonnant, accepta le présent de bonne grâce. À peine fut-il retourné à la carcasse, déjà les badauds revenaient avec des cabas et des sacs plastiques.

Il commença ainsi la distribution du butin de sa pêche. Une file de spectateurs reconnaissants se forma. On venait aussi filmer la scène. Certains n'hésitèrent pas à lui demander un selfie. D'autres s'approchèrent pour s'agenouiller et se prendre en photo devant le cadavre du squale. Les rires et les exclamations fusaient de toute part. On félicitait Désiré pour son courage, on le qualifiait de « vrai cinglé » tout en lui tapant sur l'épaule. On lui présentait des enfants un peu intimidés. C'est alors que retentirent les sirènes, tandis que la voiture de police se garait le long de la plage. En les voyant, Désiré ne put s'empêcher de s'exclamer:

« Ah tiens, la fête est finie. »

Babylon - Le Voyageur DésiréOù les histoires vivent. Découvrez maintenant