7. Transition

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And still they lead me back
To the long winding road
You left me standing here
A long long time ago
Don't leave me waiting here
Lead me to your door

The Beatles, The long and winding road

Désiré se réveilla en sursaut sur le siège passager de la voiture. Son dos lui faisait mal, il avait dormi dans une position trop inconfortable. Il se tourna vers le conducteur et fut frappé par le teint cireux et pâle de Freyd. Le front en sueur, les yeux creusés et fixés sur la route, il donnait l'impression de souffrir du mal des transports.

« La musique t'a réveillé ? Désolé, j'en ai besoin pour rester éveillé. Change de CD si tu veux.

— T'as pas l'air bien. Tu veux que je prenne le volant ?

— Ça ne marche pas comme ça, non. C'est à moi de faire la route. »

Désiré constata qu'ils circulaient sur une route à double voie, droite jusqu'à l'horizon. Aucun autre véhicule ne venait en face, et aucun ne les suivait. De part et d'autre s'étendait une plaine désertique. Le ciel au loin était d'une étrange couleur violette, virant sur le vert.

« La vache, on est où ?

— Nulle part. Je crois que c'est l'aube. Je vais faire en sorte de nous amener un point de ravitaillement. Il faut que je fasse le plein, de toute façon. On s'achètera aussi de quoi manger pour le reste du trajet.

— Y'en a encore pour longtemps ?

— Nous avons fait le plus long, mais pas le plus difficile. »

Quelques minutes plus tard, une sorte de relais routier se détacha le long de la route. Freyd s'engagea sur le parking, se gara le long de l'unique pompe à essence et sortit de voiture. Désiré le suivit, trop heureux de cette occasion d'étirer ses jambes endolories.

Les prix du carburant étaient affichés dans une monnaie qu'il ne reconnut pas. Il entra à la suite de Freyd dans le magasin et hasarda un regard à son téléphone. Pas de réseau. Les étagères étaient garnies de nourriture de toute sorte, dans des emballages portant des marques qu'il n'avait jamais vues. Pas un client. Freyd se chargea les bras de viande séchée et de paquets de chips, puis s'approcha du caissier. Désiré aurait pu jurer que le type avait le teint bleu. Freyd entama avec lui une négociation dans une langue gutturale qu'il ponctua de grands gestes. Il finit par laisser sur le comptoir une poignée de pièces jaunes et sa montre. De retour à la voiture, Désiré interrogea Freyd qui faisait le plein.

« C'est quoi ce pays ?

— Pas la moindre idée. »

La veille, ils avaient fait une pause pour prendre le repas de midi dans une cafétéria près de Ratisbonne. Après ses épreuves et la nuit agitée qu'il venait de passer, Désiré en avait bien besoin. Freyd saisit l'occasion pour mieux faire connaissance.

« Bon, peux-tu me dire pourquoi tu es venu en Allemagne ?

— Longue histoire. Pour te la faire courte, ça a commencé le jour où j'ai péché un requin à mains nues, je lui ai ouvert le ventre et j'ai mangé son cœur. »

Il poursuivit malgré la grimace incrédule de Freyd.

« Après ça, j'ai commencé à avoir des maux de tête à me fracasser la tronche contre les murs. Je te jure, j'étais au bout de ma life. C'est pour ça que j'ai répondu au mail de ton pote Murat. Fallait que je trouve une solution sinon je me tirais une balle.

— Ha, je n'ai pas tout bien compris, mais tu es vraiment quelqu'un d'étonnant, Désiré. »

Ils passèrent ensuite dans un magasin de sport pour acheter des chaussures de marche et un gros blouson chaud. Le voyage serait long et ils auraient tous deux besoin de vêtements adaptés au froid. Ils prendraient la route dans la soirée, après l'heure de pointe, car Freyd disait avoir besoin d'une autoroute bien droite sans trop de circulation. « Mais ça ne sera que pour le début du trajet. On terminera à pied. »

Ils roulaient depuis plusieurs heures dans ce paysage apocalyptique. Freyd semblait toujours très concentré sur la route. Il marmonnait sans cesse des paroles à voix basse dans une langue étrangère, et paraissait de plus en plus affaibli et accablé. La route se rétrécit peu à peu, et des arbres clairsemés apparurent de part et d'autre. Puis le bitume fit place à un large chemin de terre bordé de sapins. Enfin, à son tour le chemin devint accidenté et sinueux. Tout cela sans jamais aucun carrefour. Et finalement ils se retrouvèrent bloqués par un tronc couché en travers.

« On va continuer à pied. Prends ton sac avec toutes tes affaires, on ne reviendra pas à la voiture. Les choses deviennent sérieuses. Surtout ne t'éloigne pas de moi. »

Désiré obtempéra sans un mot, et après avoir enfilé leurs chaussures de marche, ils s'engagèrent sur le sentier. La température ne dépassait guère les dix degrés, mais à mesure qu'ils avançaient il faisait de plus en plus froid. Ils avaient à peine parcouru deux kilomètres lorsque les premières traces de neige apparurent au sol, et bientôt quelques flocons se mirent à tomber.

Désiré ne se sentait guère rassuré, et il devint carrément inquiet quand la neige commença à chuter en abondance. Il n'avait par ailleurs aucun mal à suivre Freyd qui progressait lentement. Le froid se fit intense, et de petits nuages de fumée rythmaient la respiration des deux marcheurs. Ils traversèrent un vaste plateau dégagé, puis un bois dense, et débouchèrent sur une lande qui s'étendait à perte de vue. Le sentier disparut sous l'épaisseur croissante du manteau blanc. La progression devint lente, car il fallait maintenant faire la trace, et Freyd donnait de plus en plus de signes d'épuisement. Le froid mordait au travers des vêtements de Désiré, clairement inadaptés à ces conditions climatiques extrêmes. La neige leur arrivait jusqu'aux genoux. Le rideau blanc rendait la visibilité nulle. Désiré hurla pour se faire entendre de Freyd.

« On peut pas continuer, faut se mettre à l'abri !

— Pas question. Si on ne progresse plus, on va rester dans cette ombre. Il faut arriver au bout. »

Freyd ponctua chaque mot d'une respiration haletante. Quelques mètres plus loin, il s'effondra.

« Je n'en peux plus, Désiré. C'est la mort assurée si on n'avance pas, mais je ne peux plus marcher, mes jambes sont gelées. Tu vas devoir me porter.

— T'inquiète, je gère. »

Hissant Freyd sur son dos. Désiré reprit la lente progression dans la neige, traçant derrière lui un sillon profond. Il entendait toujours Freyd marmonner dans son oreille. La litanie s'interrompit soudainement.

« Désiré, je ne sais pas comment nous sortir de là. Dis-moi ce que l'on cherche.

— Quoi ? Tu nous as amenés dans ce merdier nous faire congeler les couilles et tu sais même pas où on va ? Il nous faut une putain d'oasis au milieu de la tempête.

— Une oasis au milieu de la tempête. Ça peut marcher. Une oasis au milieu de la tempête. Continue de marcher, on a une petite chance de s'en sortir. »

Plein d'une rage sourde envers Freyd, maudissant sa propre stupidité de s' être laissé embarquer dans une randonnée impossible avec un cinglé pour guide, Désiré rassembla ses dernières forces pour avancer. La faible voix de Freyd ponctuait chacun de ses pas. « Une oasis au milieu de la tempête. Une oasis au milieu de la tempête.

— Et parfois y'a des sauveteurs qui s'aventurent dans la tempête pour chercher des mecs débiles qui font de la rando par moins quinze.

— Des sauveteurs... s'aventurent... loin... dans la tempête. Des... sauveteurs... dans... tempête. Sauveur... tempête. Sauv...

— Freyd ? Freyd, accroche-toi. Freyd ! »

Il fit encore péniblement quelques pas. Son corps tout entier lui paraissait rigide et froid comme la pierre. Sa vision se troubla. Il tomba à genoux, puis face contre terre, écrasé par le poids inerte du corps de Freyd. À bout de force, les poumons déchirés, il tourna la tête et leva les yeux. Une silhouette. Un animal ?

Babylon - Le Voyageur DésiréOù les histoires vivent. Découvrez maintenant