8. Guérison

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Journal de Jenovéfa, femme de chambre de la maison de Bolek (Jenovéfa sluska v domu Boleka).

422, 8e lune, 4e jour

Les étrangers ont été recueillis hier, trouvés par Ondrej qui était parti prospecter dans le grand froid. Il les a installés l'un contre l'autre sous une couverture au pied d'un arbre, a bâti un abri, puis est parti chercher des secours. L'un est pâle comme la neige, l'autre noir comme la suie. Les anciens voient leur venue comme un signe, mais ils ne sont pas fichus de dire quoi. Je blasphème, mais c'est la vérité.

Le blême est le plus fragile des deux. Quand on l'a amené, sa peau était bleue, et d'ailleurs il est encore à moitié mort de froid. Velka ne sait pas s'il passera la nuit. Le sombre est plus solide, il a moins souffert. Il se repose encore, mais il a ouvert les yeux et on a pu lui faire avaler un bouillon chaud. On dirait qu'il ne comprend pas notre langue. On m'autorise à les approcher tous les deux, car il faudra bien changer leurs draps et leur apporter leurs repas, mais le conseil a décrété qu'ils seront tenus à l'écart tant que les signes n'auront pas été plus clairs. Bolek est d'avis que tout ce qui sort du grand froid peut nous servir, et que si ce sont des hommes, ils sauront nous être utiles. Mais je ne devrais pas écrire au sujet d'un membre du conseil. Une femme ne s'intéresse pas à ces considérations.

422, 8e lune, 5e jour

Le blême a survécu. Velka dit qu'il vivra. Il n'a pas encore repris connaissance, et il pourrait ne pas se réveiller pendant encore plusieurs jours. En attendant, je dois le garder au chaud, traiter ses engelures, et tenter de lui faire boire un peu de soupe. Le sombre reste à son chevet. Il s'est levé ce matin et a tout de suite montré de l'inquiétude pour son compagnon. Bolek l'a autorisé à veiller sur lui. J'ai essayé de lui dire que le blême s'en sortira, je ne sais pas s'il a compris. Cet homme a quelque chose d'étrange, et je ne parle pas de sa couleur. Je vois dans ses yeux un sentiment que je n'arrive pas à décrire.

J'ai tant de questions à lui poser. Comment est-ce que le blême et lui ont traversé le grand froid ? Est-ce qu'il y a des hommes comme lui de l'autre côté, peut-être des tribus entières ? Est-ce que lui et le blême sont des êtres divins, comme le soleil et la lune ? C'est ce que croît Petr, mais Bolek dit que c'est ridicule et qu'un membre du conseil devrait avoir plus de jugeote. Les divinités ne se manifestent pas sous forme charnelle, et un dieu ne peut pas mourir de froid. Je trouve aussi qu'ils n'ont pas l'air de dieux. Petr les a vus lui aussi, comment peut-il soutenir une idée aussi stupide ? Voilà que je recommence à écrire des choses qu'on ne doit pas. Si Bolek trouve ce journal, il me fera fouetter. Une femme ne pose pas de questions sur des sujets d'hommes, et elle doit respect aux membres du conseil. Même si ce sont des imbéciles superstitieux.

422, 8e lune, 8e jour

Le blême a enfin repris conscience cette nuit. Il se sent encore très faible, mais il a pu prendre un peu de bouillon. Velka est venue d'urgence pour l'ausculter, elle est optimiste sur ses chances de guérison. Même ses engelures devraient s'estomper. Velka a eu raison de ne pas amputer ses jambes, ses onguents ont encore une fois fait merveille.

J'ai été agréablement surprise de voir que le blême parle notre langue. Il dit s'appeler Freydjan. C'est un nom un peu exotique. Dès que la nouvelle de son réveil a été portée au conseil, et quand ils ont su qu'il communique, ils ont commencé à se présenter à sa porte pour l'interroger. Velka s'est mise dans une colère noire et les a menacés et toutes leurs maisonnées de pustules purulents à des endroits que je n'ose pas écrire. Le blême ne verra personne tant que son état ne lui permettra pas de se redresser et de manger seul, ordre de Bolek. Je ne suis pas censée lui parler, mais il est de nature volubile, et je le jurerais aussi homme à femmes. Je me fais peut-être des idées, j'ai pu mal comprendre certaines de ses remarques. D'après ce qu'il dit, son ami se nomme Dizrjè. Il me semblait que c'était le nom que m'avait donné le sombre, mais je n'étais pas sûre, au milieu de son charabia incompréhensible.

Ils passent leurs journées à jouer aux échecs, mais on dirait que le sombre ne sait pas jouer, et que le blême lui apprend. C'est étrange de les voir chacun avec les pièces de leur couleur, et le sombre qui gesticule, et le blême qui essaye de garder son calme et qui lui explique dans leur étrange dialecte. Ensuite, Freydjan se fatigue et s'endort de nouveau. Alors Dizryè reste assis devant le plateau, remet les pièces en place, et fixe le jeu sans bouger, comme plongé dans ses pensées. J'aimerais bien savoir à quoi il songe.

***

Désiré entendit les lourds pas du maître de maison bien avant que ce dernier ne frappe à la porte. Il se leva pour lui ouvrir. Il souhaitait visiblement parler à Freyd. Justement, il venait de se réveiller et prenait son premier repas solide depuis leur arrivée. L'appétit n'était pas énorme, mais Désiré faisait de son mieux pour l'encourager, comme la mignonne femme de chambre qui veillait sur eux. À peine entré, le vieil homme fit signe de la tête à la fille qui se retira sans un mot. Freyd posa son bol de viande en sauce et se redressa. La conversation entre les deux hommes sembla durer une éternité. Parfois, leur hôte désignait Désiré d'un mouvement de menton. Parfois il hochait la tête. Parfois il se levait et faisait les cent pas tout en continuant la discussion. Au bout d'un moment, Désiré ne tint plus et les interrompit.

« Hé, Freyd, ça me gave là. Y dit quoi le vieux ? »

Freyd se tourna vers lui avec un sourire.

« Que des bonnes nouvelles, mon ami. Les gens se sont réunis et ont décidé de nous laisser sortir.

— Attends, tu rigoles, moi je sors pas d'ici. Déjà que je baragouine pas leur langue, en plus je suis sûr qu'ils ont jamais vu un quebla comme moi ils vont flipper leur race.

— Désiré, s'il te plaît, évite de parler en argot. Tu peux simplifier ?

— Les mecs vont péter un câble quand ils verront un noir se balader dans la rue.

— Ah, je vois l'idée. Attends, je demande à notre ami. »

Lorsque Freyd expliqua la requête de Désiré, Bolek éclata de rire, puis son visage redevint sérieux et il fit une courte réponse qu'il conclut par un hochement de tête solennel.

« Alors, il a dit quoi ?

— Je vais te traduire du mieux que je peux. On a vu des loups de toutes les couleurs venir du grand froid. Des noirs, des blancs, des gris, des roux. Ils étaient tous mauvais. C'est pareil pour les hommes. »

Désiré resta un instant silencieux.

« Je comprends rien. Ça veut dire qu'on est mauvais toi et moi ?

— Non, au contraire. Les loups sont mauvais, mais les hommes sont bons. Dans les deux cas, ils se fichent de la couleur.

— Ah ok.

— Par contre il y a une mauvaise nouvelle pour toi.

— Vas-y, au point où j'en suis.

— Ils sont arrivés à la conclusion que tu ne sais rien faire d'utile, tu vas donc être éduqué avec les enfants de la communauté. »

Babylon - Le Voyageur DésiréOù les histoires vivent. Découvrez maintenant