Claire : Paris (Ouest), février 1993

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Son père est en train de mourir. Il est peut-être déjà mort.

Claire raccroche le combiné dans la cabine téléphonique semi-ouverte du métro. Elle prend peu à peu conscience de ce qu'elle vient d'entendre. Elle a appelé chez elle juste pour dire à ses parents de ne pas s'inquiéter, qu'elle est allée au cinéma avec ses amis et qu'elle va passer la nuit chez Alix avec Marie-Sophie, Annabelle et Hervé. C'est sa grand-mère Rica qui a répondu. Claire ne s'attendait pas à l'entendre. Que faisait-elle chez ses parents à cette heure-ci ?

« - Claire, ma chérie, où es-tu ? »

La voix de sa mamie est étrange, à la fois calme et pressante.

« - Je suis dans le métro à Etoile. On est allés voir le nouveau film de Keith Branch. C'était génial ! Là on va tous aller dormir chez Alix ce soir. Je rentrerai demain matin.

- Non, ma chérie. Tu dois rentrer maintenant. Ton père vient de faire une crise cardiaque. »

Sa grand-mère lui parle lentement, calmement, comme si Claire devait être ménagée, comme si elle avait cinq ans alors qu'elle en a vingt. Mais rien ne peut amortir le choc.

« - Quoi ? Papa ? Il est... ? »

Elle n'ose pas finir sa question. Pas après ce qui est arrivé à son grand-père Nino il y a seulement un mois. Elle ne peut pas imaginer que l'histoire se répète si tôt – à l'image d'une réplique sismique trop rapide.

« - Il est vivant, ma chérie. Mais c'est très grave. Les pompiers l'ont emmené à l'hôpital tout à l'heure.

- A quel hôpital ? J'y vais tout de suite !

- Je ne sais pas encore où ton père a été transporté, l'ambulance est partie très vite. Ta mère et ton frère sont partis avec lui. Heureusement qu'ils ont pu l'accompagner mais je n'ai pas encore de leurs nouvelles. Rentre vite, Claire. Rentre vite, ma petite fille.

- J'arrive, Mamie, j'arrive. »

Elle raccroche. Elle court vers ses amis. Ils sont en train de discuter entre eux près des portillons du métro, comme si de rien n'était. Elle les interrompt, affolée.

« - Mon père vient de faire une crise cardiaque. Je dois vous laisser, je suis désolée ! »

Elle a juste le temps d'entendre Annabelle, son amie blonde et filiforme, lui demander si elle a besoin d'elle, si elle veut être accompagnée, mais Claire a déjà inséré son ticket de carte orange et franchi le tourniquet du métro. Elle court sans se retourner. Elle a l'impression de devenir la triste héroïne d'un film. Elle dévale les escaliers, cherche le quai de sa ligne comme si elle n'avait jamais emprunté cette direction. Elle court jusqu'au quai. Elle ne peut s'empêcher de se sentir importante, comme si elle vivait un événement exceptionnel lui procurant une poussée d'adrénaline incroyable. Il y a beaucoup de monde sur le quai. Elle appelle la venue du métro comme si elle pouvait le propulser elle-même. Son père est entre la vie et la mort et le métro n'arrive pas.

Normalement, il lui faut trente minutes pour rentrer chez elle. Quinze minutes jusqu'à sa station de métro puis quinze minutes à pied jusqu'à la maison. Mais à quoi bon ? Elle n'y trouvera pas son père. Jacques Lassery a été emmené à l'hôpital. Et elle ne sait même pas où. Elle a toujours su que son père partirait vite. Elle y est préparée depuis toute petite. Quand Claire est venue au monde, son père avait quarante-deux ans et son cœur était déjà malade. Il avait fait une première alerte cardiaque sérieuse le jour de son mariage avec Claudie Emsem. Claudie a souvent raconté à sa fille comment Jacques s'était effondré juste après l'échange des consentements, comment les pompiers étaient intervenus à la Mairie, comment un massage cardiaque avait permis de le maintenir en vie. Jacques avait passé une semaine entière en réanimation. La fête du mariage, le voyage de noce à Evian – tout avait dû être repoussé de plusieurs mois le temps que Jacques se remette. Les médecins lui avaient dit qu'il avait frôlé la mort, que son cœur ne fonctionnait maintenant plus qu'à la moitié de ses capacités, qu'il fallait qu'il se ménage, qu'il fasse du sport et mange équilibré.

LES LASSERY (vol. 2) Votre mari est un salaudOù les histoires vivent. Découvrez maintenant