Juliette : Paris, octobre 1978

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Juliette prend place dans la troisième rangée du grand amphi, au milieu d'une centaine d'étudiants. Elle sort ses stylos. Elle en a prévu de plusieurs couleurs pour pouvoir dessiner les schémas des molécules aussi clairement que possible. L'examinateur commence à distribuer les sujets. Elle reçoit son feuillet mais doit attendre que tout le monde soit servi avant de le retourner. Effrayantes secondes où l'information est à portée sans qu'on puisse encore en profiter. Cette fois-ci, elle ne fera pas la même erreur. Le carbone n'est pas pentavalent – il est tétravalent. Elle saura répondre à toutes les questions sur les champignons sans se tromper. Elle saura classer les médicaments sans aucun problème. Tout est limpide dans sa tête – d'une clarté absolue. L'examinateur regarde sa montre et s'exclame « C'est bon, vous pouvez commencer. Vous avez quatre heures. »

Elle retourne le feuillet aussi vite que possible. Dans sa précipitation, elle le fait tomber à ses pieds. Elle le ramasse. Elle le regarde. Il n'y a rien dessus. Elle le retourne. Il n'y a rien de ce côté-là non plus. Aucune question. Aucune phrase. Aucune marque. Le vide. Elle lève la main et s'adresse à l'examinateur : « Monsieur, il y a une erreur. Vous m'avez donné un sujet blanc. »

Il la regarde droit dans les yeux.

« - Vous êtes Mlle Emsem ?

- Oui.

- C'est bien le sujet que vous deviez recevoir.

- Mais... »

Elle n'a pas le temps de terminer sa phrase qu'il part d'un rire détestable. Elle regarde autour d'elle. Il n'y a plus personne dans l'amphi. Elle est seule. Les lumières s'éteignent. Elle se retrouve dans le noir et le silence. Une alarme-incendie se fait alors entendre. Une sonnerie stridente. Qui ne s'arrête plus.

Elle ouvre les yeux. Elle est toujours dans le noir. Le noir de sa chambre. C'est son réveil qu'elle entend. Elle vient de faire un affreux cauchemar. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas rêvé de ses examens ratés de pharmacie. A y repenser, l'examinateur ressemblait beaucoup à son fiancé. La même beauté éclatante du visage. La même dureté dans le regard. Elle est encore toute embrumée de sommeil quand elle tâtonne pour trouver l'interrupteur de sa lampe de chevet et l'allume. Elle regarde le réveil. Trois heures du matin. L'heure ne l'étonne pas. Elle sait exactement pourquoi elle l'a mis à sonner : c'est le jour de son mariage.

Elle met quelques minutes à se lever. Elle se frotte les yeux. Ce n'est jamais évident pour elle de passer du sommeil à l'éveil. Elle doit passer par un état second où les impressions de ses rêves semblent encore si présentes qu'elles en sont presque palpables, comme si le monde des songes venait s'imprimer sur la réalité. Elle met une robe de chambre légère et fait les quelques pas qui la séparent de l'autre bout de la pièce, où se situe sa chaise à bascule et la petite table où est posé le téléphone. Cela fait sept ans que Juliette s'est installée dans un studio en face de l'immeuble où vivent ses parents. Le studio appartient à Rica et Nino. Ils l'ont acquis il y a quelques années. Rica avait eu peur qu'il excède leur budget mais Nino avait insisté. Finalement, la forte inflation avait remboursé le prêt très facilement.

Quand Juliette a emménagé en 1971 à vingt-neuf ans, elle ne pensait pas y rester très longtemps. C'était un bon compromis pour voler de ses propres ailes tout en restant proche de ses parents en cas de problème. C'était une solution en attendant de trouver un mari et de fonder un foyer. Une simple période de transition. Elle avait apporté quelques affaires, des meubles en rotin, une peau de bête qui lui servait de descente de lit, une petite chaise à bascule en bois foncé – rien que du provisoire.

Sept ans plus tard, elle est toujours là. Les affaires se sont empilées. Les meubles sont les mêmes. Du provisoire qui a duré. Jusqu'à présent, elle n'a quitté le studio qu'une seule fois. Lorsque sa sœur Claudie avait accouché de son premier enfant – une petite Claire – elle avait souhaité s'installer au studio avec son mari Jacques pour être tout proche de Rica qui l'aidait à s'occuper du bébé. Juliette avait alors pris toutes ses affaires et s'était réinstallée chez Papa et Maman pour laisser la place aux jeunes parents. Même s'il s'agissait d'un studio, il était suffisamment grand pour convenir à un couple : une pièce à vivre spacieuse d'une vingtaine de mètres carrés, un hall d'entrée, une cuisine, une salle de bain, des toilettes séparées, un très grand placard. Et pourtant, il n'avait pas fa­llu trois jours pour que Jacques commence à se plaindre : « Je ne suis pas un Emsem pour vivre dans un studio. » Voilà ce qu'il avait osé lui sortir à elle. A elle qui vivait dans ce studio en permanence. A elle qui était sa belle-sœur. Jacques semblait mépriser toute sa belle-famille. Pourquoi avait-il épousé Claudie ? C'était une question qui taraudait Juliette depuis que ce mariage avait eu lieu.

LES LASSERY (vol. 2) Votre mari est un salaudOù les histoires vivent. Découvrez maintenant