Claire : Paris, juin 1994

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Claire voudrait tuer sa mère.

Pas seulement sur un plan figuré, non. Elle voudrait l'étrangler, la frapper, la cogner, la boxer, la couvrir de gifles, la rouer de coups. Voilà. Rien que ça. C'est grave, docteur ? Si elle n'était pas partie vivre chez sa grand-mère Rica il y a deux mois, c'est ce qui aurait pu se produire. Elle aurait pu étrangler sa mère à mains nues. Ce fut à deux doigts d'arriver en début d'année. Après s'être enfermée dans sa chambre pour téléphoner à son amie Annabelle, elle avait rouvert sa porte pour trouver sa mère Claudie postée juste derrière, l'oreille encore collée au chambranle. Ce fut l'ultime goutte d'eau. Celle qui ne fait pas juste déborder le vase mais qui engendre un raz de marée. Claire avait pris sa mère par le cou et l'avait acculée contre le mur en criant :

« - Arrête ! Arrête de m'espionner ! Je n'en peux plus ! JE N'EN PEUX PLUS ! J'ai droit à mon intimité ! J'Y AI DROIT ! »

Elle ne pouvait plus lâcher prise. Elle se voyait en train d'étouffer sa mère mais ne pouvait rien faire d'autre que de continuer à presser son cou. Elle n'en pouvait plus de cette femme qui pensait, parce qu'elle lui avait donné la vie, qu'elle avait le droit de tout savoir d'elle, en permanence, sur tous les plans. Elle n'en pouvait plus de cette fausse naïveté derrière laquelle Claudie se réfugiait pour justifier toutes ces phrases assassines. Elle n'en pouvait plus des questions, des intrusions, des perquisitions, des inquisitions, des suspicions. Elle n'en pouvait plus de devoir vivre à nu. Si Claudie voulait et pouvait tout dire à sa propre mère Rica, tant mieux pour elle. Mais Claire n'a jamais ressenti cette nécessité de dire. Au contraire. Elle a besoin de garder ses secrets. Elle a besoin de vivre cachée.

Quand elle était petite, avant de s'endormir la nuit, elle imaginait que tous ses proches partaient sur un beau char dans les nuages, qu'ils allaient bien, qu'ils étaient en sécurité, mais qu'ils la laissaient tranquille. Elle se racontait alors toutes sortes d'histoires dont elle était l'héroïne, toutes sortes d'histoires qu'elle pouvait enfin vivre parce qu'on cessait de la surprotéger, parce qu'on lui fichait désormais la paix.

« - FOUS-MOI LA PAIX ! LAISSE-MOI VIVRE UN PEU ! »

Elle avait tenu le cou de sa mère encore quelques secondes avant de reprendre ses esprits. Elle avait lâché prise.

Claire a toujours su qu'elle pouvait tuer, qu'elle a ce potentiel de violence en elle. C'est comme si elle avait déjà tué sa mère – il y a longtemps, très longtemps, dans un temps qu'elle peut à peine se rappeler. Claire était à bout. Il fallait qu'elle se protège d'elle-même. Qu'elle protège aussi Claudie contre ce qu'elle pourrait lui faire si elle restait à la maison. Elle avait appelé ses amis Annabelle et Hervé pour qu'ils l'aident. Elle avait appelé Mamie Rica pour lui demander si elle acceptait de l'héberger. Si elle restait un jour de plus à Passy, elle allait devenir folle, elle allait perdre le contrôle d'elle-même. Sa grand-mère se sentait si seule depuis la mort de Nino l'année précédente qu'elle avait dit oui. Son copain Hervé, soixante kilos tout mouillés, était arrivé dans sa petite Deux Chevaux jaune et l'avait aidée à déménager ses affaires. Claire n'avait pris que le minimum nécessaire. Ses cours de Dauphine, ses livres de classes, quelques photos et vêtements, sans oublier la cage avec ses deux perruches adorées.

La tête de son père quand elle avait franchi la porte avec ses affaires ! Le regard qu'il avait lancé à ce pauvre Hervé qui n'était là que pour aider ! Eh bien oui, Claire choisissait de partir de Passy, de ce quartier et de cet appartement où elle ne s'était jamais sentie chez elle. Elle allait chez Rica où elle s'était toujours sentie à l'aise, où son intimité avait toujours été respectée, alors même que l'appartement était deux voire trois fois plus petit que celui de Passy. Rica l'aimait totalement mais ne l'étouffait jamais.

LES LASSERY (vol. 2) Votre mari est un salaudOù les histoires vivent. Découvrez maintenant