Rica : Blois-Paris, juillet 1985

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Les voyages ne forment pas que la jeunesse. Rica, soixante-cinq ans, ajuste ses lunettes et lève les yeux vers le tableau d'affichage. Le quai n'est pas encore annoncé. Il n'est même pas 14h et Il y a encore trente bonnes minutes avant le départ du train pour Paris. C'est bien. Elle aime arriver très à l'avance. Cela évite d'avoir à se presser et de faire tout dans la panique, même dans une petite gare comme celle de Blois.

« - Nino, attention à la valise, tu gênes la dame ! Claire, Jérémy, ne me lâchez pas. Venez, on va voir si on peut s'asseoir un moment dans la salle d'attente. »

Nino porte la plus grosse des valises. Rica traîne celle qui a des petites roulettes. Ses petits-enfants ont chacun leur sac de voyage sur le dos. Jérémy a aussi l'appareil-photo autour du cou. Claire tient fort son clown Bozo contre elle. Elle ne veut jamais s'en séparer, même en vacances. Nino se fraye un passage parmi les autres voyageurs, avec sa canne pointée en avant comme il le fait régulièrement pour arrêter les voitures aux passages piétons. Le pommeau de la canne est en argent, sur lequel sont gravées, tout en arabesques, les initiales RB – pour René Bensoussan, le père de Rica, ce père qu'elle a tant aimé, revenu miraculé de la Grande Guerre. A la mort de René il y a maintenant quinze ans, Rica a voulu que la canne revienne à son mari. Depuis quelques années, Nino aime marcher avec. Il n'en a pas vraiment besoin mais il apprécie la prestance qu'elle lui donne. Il aime la faire tourner entre ses doigts comme s'il s'agissait du bâton d'une majorette. Cela amuse ses petits-enfants. Nino va fêter ses quatre-vingts ans cette année et il utilise toujours la canne comme simple ornement. Ses cheveux sont tombés au fil du temps ; il ne lui reste plus qu'une fine couronne de cheveux gris. Mais Rica admire la manière avec laquelle il trottine dans les rues comme un homme de quarante ans. Pendant ce séjour en Touraine, il a encore prouvé qu'il pouvait faire des heures de visite sans avoir à se reposer. Rica a eu davantage besoin de s'asseoir que lui.

Cela faisait longtemps que Rica avait ce projet en tête – montrer les châteaux de la Loire à ses petits-enfants. Il fallait attendre la bonne année, que Claire et Jérémy ne soient pas trop petits pour apprécier les visites culturelles et qu'eux-mêmes ne soient pas trop vieux pour pouvoir les suivre à un bon rythme. A douze et dix ans, Claire et Jérémy étaient vifs, curieux et débrouillards. C'est Claire qui avait pris les choses en main pour organiser le voyage, décidé qu'ils logeraient à Blois et partiraient chaque jour en excursion dans des cars avec des guides. C'est elle aussi qui avait choisi leur programme de la semaine – Blois le lundi, Chenonceau le mardi, Chambord le mercredi, Amboise le jeudi, Cheverny le vendredi. Rica avait vu sa petite-fille se pencher sur une carte un week-end et tracer le parcours qu'ils feraient. Et c'est, à peu de choses près, celui qu'ils venaient de faire cette semaine. Rica débordait de fierté et d'amour pour sa petite-fille.

Depuis que ses petits-enfants étaient nés, elle se sentait différente. Dès qu'elle les voyait, elle était plus joyeuse, curieuse, vivante. Elle avait redécouvert le monde à travers leurs yeux ébahis et interrogateurs. Jamais elle n'aurait pensé aimer autant. Quand Claudie avait accouché de Claire dans une clinique du XVIe arrondissement, Rica était à ses côtés. Elle avait souffert avec sa fille. Elle avait ressenti chaque cri, chaque effort, chaque poussée. Quand le bébé était apparu, Rica avait émis un cri, comme si elle naissait elle aussi. Elle avait gémi d'inconfort quand la sage-femme avait passé le bébé sous le robinet d'eau froide. Elle avait demandé que sa petite-fille soit baignée à l'eau chaude mais on l'avait regardée comme si elle entravait toute la procédure.

Le premier sentiment avait été celui de la déception : encore une fille ! Rica avait deux sœurs, Eléonore et Kelly. Et elle avait eu deux filles, Juliette et Claudie. Elle aurait tant voulu que le premier né de sa cadette soit un fils. Mais, cette seconde de déconvenue passée, Rica s'était sentie liée à vie à la petite Claire, à ce petit être au visage fripé, aux cheveux bruns déjà touffus et au corps couvert d'un léger duvet. Elle s'était inquiétée de tous ces petits poils, mais la sage-femme avait été rassurante : il s'agissait de lanugo qui tomberait au bout de quelques semaines.

LES LASSERY (vol. 2) Votre mari est un salaudOù les histoires vivent. Découvrez maintenant