Juliette : Paris, janvier 1993

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Même quand on est seulement deux, une fête se voit d'abord sur la table. Juliette a décoré la table de son studio pour l'occasion. Elle a sorti les verres en cristal, les assiettes au fin liseré doré et les porte-couverts en argent. Elle a placé des petites étoiles en papier doré à différents endroits de la nappe. Elle regarde Gaston droit dans les yeux. Avec son apparence fluette, son visage rond, son nez mutin, son sourire doux, sa calvitie naissante, ses cheveux grisonnants qui lui poussent un peu trop longs dans la nuque, il ne ressemble pas à l'idée qu'elle se faisait d'un mari toutes ces années auparavant. Mais son sourire adorable de petit garçon, sa gentillesse, son humanité, son humour, ont finalement gagné la partie : elle se demande maintenant comment elle a pu un jour envisager sa vie sans un homme comme lui. Elle lève sa coupe de champagne :

« - Alors, à quoi trinquons-nous ?

- Eh bien à nous, Juliette, à notre mariage. C'est ce que les gens font le jour de leur anniversaire de mariage.

- Alors à nous, à notre mariage ! »

Juliette boit une petite gorgée. Si elle avale son champagne trop rapidement, elle se connaît, l'alcool va la rendre flagada pour la soirée entière, comme si ses bras devenaient trop lourds pour elle. Ses deux perruches bleues se mettent à piailler.

« - Tes perruches nous souhaitent aussi un bon anniversaire, j'ai l'impression !

- Je vais aller leur mettre le drap sur la cage et les coucher à la cuisine. Elles doivent être fatiguées. Il est bientôt 20h. C'est l'heure de leur dodo. »

Juliette a des perruches ondulées depuis une douzaine d'années. Elle avait gardé celles de ces neveux l'espace d'un été au début des années quatre-vingt et s'était entichée de ces petits oiseaux multicolores et joyeux. Elle avait pris son propre couple de perruches qu'elle avait installé dans une belle cage dorée et qu'elle dorlotait comme un couple royal. Il y avait le rituel du coucher, le rituel du renouvellement des graines, le rituel du changement de l'eau, le rituel de la sortie. Tous les soirs en rentrant du travail, elle les sortait de leur cage et les faisait voleter dans la grande pièce de son studio. Juliette aimait ces petits moments où tout était répété et prévisible. C'était incroyable comme ces toutes petites perruches étaient attachantes, s'apprivoisaient bien et avaient pu égayer son quotidien pendant tant d'années. Elles se sont aussi très vite habituées à la présence de Gaston.

Cela fait déjà deux ans que Juliette a épousé Gaston et, même si elle a cinquante ans, même si cela fait huit ans qu'ils se fréquentent, elle a toujours l'impression d'être une jeune mariée. Ce soir, elle ne veut penser à rien d'autre qu'à son mari. Ce soir, elle veut laisser les soucis familiaux et la maladie de son père de côté.

Juliette est tranquille. Il lui aura fallu batailler des mois mais, ce soir, sa mère Rica a finalement engagé une infirmière pour la nuit. Pour la première fois, Rica a enfin accepté de se faire aider. Il faut dire que ce n'était plus possible de faire autrement. Ces dernières semaines, Nino s'est tellement affaibli qu'il faut au moins être deux pour le redresser dans son lit, l'emmener aux toilettes, le laver et le faire un peu boire et manger. Juliette est passée tout à l'heure à l'appartement de ses parents. L'infirmière, une femme blonde d'âge mûr, un peu corpulente, lui a fait bonne impression. Juliette va donc pouvoir fêter son anniversaire de mariage l'esprit un peu plus léger qu'à l'habitude. Elle va coucher ses perruches et revient s'asseoir près de son mari.

Son mari. Elle a un mari. Elle adore cette pensée. Elle revient de loin. Elle le sait. Pour certains dans la famille, elle sera toujours la vieille fille, cela ne changera pas. Elle a beau dire depuis deux ans qu'elle est maintenant mariée, pour certains, se marier à quarante-huit ans ou ne pas se marier du tout revient au même. Elle n'aura pas d'enfant. Elle s'est faite à cette idée depuis des années. Quand Michaël Schwartz, celui qu'elle surnomme encore « le chirurgien », l'avait laissé tomber à quelques mois de leur mariage dans les années soixante-dix, ses règles s'étaient soudain arrêtées. Son gynécologue avait parlé de ménopause précoce. Cela était dû aux hormones. Cela arrivait parfois. Mais Juliette connaissait la cause. Elle avait fait son deuil d'avoir un jour des enfants. Cela n'avait jamais été sa priorité, de toute façon. Pas comme sa sœur Claudie qui n'avait vécu que pour ça, ou comme sa tante Kelly qui s'était rendu malade de ne jamais avoir eu de bébé. Juliette comprenait qu'après le choc émotionnel que lui avait fait subir le chirurgien, son corps ait eu besoin de se manifester. Le chirurgien n'avait pas voulu d'elle ; son corps avait dit non à des enfants éventuels. C'était logique.

LES LASSERY (vol. 2) Votre mari est un salaudOù les histoires vivent. Découvrez maintenant