Jacques : Levallois, février 1993

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La nuit est tombée. Sur son lit d'hôpital, Jacques entend le bip lancinant de la machine. Comme en écho, son cœur bat encore, mais jusqu'à quand ?

« Claudie, mes enfants, donnez-moi la main. Je suis si heureux de vous voir. Le cœur de votre vieux père est en train de lâcher. Je veux vous dire certaines choses avant de partir. C'est important que vous sachiez. Mme Teboul n'est pas ma maîtresse. Elle appelle souvent à la maison, mais c'est pour m'aider à trouver des terrains et des clients. Mais vous avez raison, j'ai aimé une femme. Marie-Laure de Guermonprez. C'est son nom. Je l'ai connue très jeune. J'avais votre âge, mes enfants. On s'est perdu de vue, on s'est retrouvé dans les années soixante et on s'est à nouveau perdu de vue. Il y a quelques années, on a recommencé à se voir. Elle vit à Nice. Je ne vais pas sur la Côte d'Azur pour affaires uniquement. Claudie, je suis désolée de t'avoir trompée. Mais admettons tous les deux que notre mariage n'a pas été heureux. Je vous dis tout cela parce qu'après ma mort, je veux que Marie-Laure ne soit pas exclue de vos vies. Je veux que vous la connaissiez. Je veux qu'elle soit là à mon enterrement. S'il vous plaît. Ne la jugez pas. Ne me jugez pas. »

Dans sa tête, il répète son discours depuis qu'on l'a emmené en ambulance. Il est sûr que Claudie l'interrompra, qu'elle criera, qu'elle ne le laissera pas aller jusqu'au bout. Mais il doit essayer. Il ne peut pas mourir sans dire. Il le doit à Marie-Laure. Il le doit à sa femme. Il le doit à ses enfants. L'honnêteté, la vraie, est finalement ce qu'il y a de plus difficile à atteindre. Mentir est naturel. Mentir est le propre de l'humanité. Il n'y a d'ailleurs aucun commandement qui stipule « Tu ne mentiras point ». Il y a seulement « Tu ne commettras point d'adultère ».

Il a commis un adultère. Mais il aime Marie-Laure. Il a toujours été attiré par elle. Si tout avait été différent, il aurait fait sa vie avec elle. Si son père n'était pas mort, s'il n'avait pas été rappelé en Algérie pour s'occuper de sa mère, si Marie-Laure n'avait pas perdu leur enfant, si elle n'était pas devenue stérile, s'il avait su trouver les mots, si parler ne lui avait pas été si difficile, s'il avait pu accepter de ne jamais avoir de fils, alors il aurait passé sa vie auprès d'une femme qui lui aurait apporté le bonheur.

Quand il pense aux choix qu'on fait dans l'existence, il a en tête le film de Frank Capra, La Vie est belle. Pour convaincre James Stewart de ne pas se suicider, un ange-gardien lui montre ce qu'aurait été sa vie s'il avait pris d'autres décisions – s'il n'avait pas sauvé son petit frère, s'il n'avait pas repris la petite société de prêts caritatifs de son père, s'il ne s'était pas opposé au gros banquier de la ville, s'il n'avait pas épousé sa femme. Dans le film, c'est la vie alternative qui est cauchemardesque et la véritable existence qui est révélée comme idéale. Mais, dans sa vie à lui, Jacques doute qu'un ange-gardien pourrait lui prouver que ses choix ont été les bons. Il voudrait pouvoir tout effacer et tout recommencer, comme une bande-vidéo qu'il réenregistrerait sur son magnétoscope. Il s'est toujours su beau. Quand il était jeune, on lui disait qu'il ressemblait à James Stewart, justement. Il a toujours été sollicité par ces dames. Il n'avait qu'à se présenter dans une soirée pour qu'un essaim de jeunes filles se crée autour de lui. Il n'avait jamais eu à séduire. On le séduisait. Il n'avait qu'à regarder une femme et faire semblant de l'écouter avec attention pour repartir avec elle à son bras. Ses liaisons avaient été nombreuses, diverses, plus ou moins longues, mais aucune n'avait pu lui faire oublier son histoire de jeunesse avec Marie-Laure. Il se souviendra toujours des années qu'ils avaient passées à Paris quand il étudiait à HEC. Pourquoi ne sait-on jamais quand on est en train de vivre les meilleurs moments de sa vie ? On ne l'apprend toujours qu'a posteriori, par comparaison, en se retournant sur son parcours. Là aussi, il voudrait pouvoir presser la touche « Retour » de son magnétoscope.

Quand Marie-Laure lui avait écrit qu'elle était enceinte mais que leur bébé était mort-né, il était en Algérie à s'occuper de sa mère juste après la mort de son père. Il n'avait pas su comment réagir. Il avait rompu tout contact – des années sans se voir, se parler ou savoir ce que l'autre devenait. Il ne l'avait retrouvée qu'au milieu des années soixante à Lyon. Ils avaient renoué comme s'ils ne s'étaient jamais quittés, comme s'ils avaient à nouveau vingt ans et ne pouvaient plus se passer du corps de l'autre.

LES LASSERY (vol. 2) Votre mari est un salaudOù les histoires vivent. Découvrez maintenant