Claudie : Paris (Est), janvier 1980

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Claudie s'effondre sans un mot sur le sol de la cuisine, comme une poupée de chiffons qu'on aurait soudain vidé de sa matière. A travers la porte-fenêtre qui donne sur la terrasse du rez-de-jardin, elle voit que la nuit est déjà en train de tomber. Elle s'étale de tout son long sur le carrelage froid. Elle ferme les yeux. Elle entend ses enfants, Claire et Jérémy, s'affairer autour d'elle. Ils n'ont que sept et cinq ans et leur deux voix semblent n'en former qu'une seule, avec la même intonation, la même hauteur : « Maman ? Maman ! Elle est morte ? Tu crois ? Elle ne bouge plus. Maman ? Qu'est-ce qu'on fait ? On appelle Papa ? » Jacques est dans la chambre en train de téléphoner à Rica. Il n'entend sûrement pas les enfants crier.

Cette journée a pourtant bien commencé. Le mercredi, elle peut faire la grasse matinée. Les enfants ne vont pas à l'école. Il n'y a pas à se lever pour les encourager à quitter leur lit douillet, leur préparer leur chocolat chaud, les habiller, natter les longs cheveux de Claire et marcher avec eux jusqu'à l'école. Dans ce coin du vingtième arrondissement près de l'hôpital Tenon, il y a peu de rues à traverser et seulement quelques minutes de marche à faire mais elle veut tenir ses enfants par la main chaque matin jusqu'aux grandes portes au-dessus desquelles elle peut lire « Liberté, Egalité, Fraternité ». Elle laisse Jérémy à l'école maternelle et fait quelques pas de plus pour amener Claire jusqu'à l'école primaire. Claire traîne à chaque fois les pieds parce qu'elle veut rester le nez collé à la devanture d'une petite animalerie où trône une immense cage en bambou. Un perroquet multicolore, un ara d'Amazonie, s'y tient bien droit, tendant son cou vers la vitre à chaque fois que sa fille s'approche. Il faut à chaque fois convaincre Claire de laisser le perroquet tranquille et lui rappeler que l'école n'attend pas.

Autant Claudie courait après les bébés dans les poussettes quand elle était petite, autant Claire court après les oiseaux. Dans les parcs, il faut la retenir afin qu'elle n'essaye pas d'attraper un pigeon pour le ramener à la maison. Claudie doit constamment rappeler à sa fille que ces oiseaux sont sales et qu'on ne doit pas les toucher, encore moins les ramener chez soi. Claire n'a jamais rien voulu savoir. Il y a quelques semaines, pour qu'elle cesse, son père l'a emmenée à l'animalerie choisir des canaris. Il n'y en avait plus dans le magasin alors ils étaient revenus avec un couple de perruches. Une verte à la tête jaune et une toute blanche. Claudie n'a pas encore bien retenu qui est le mâle et qui est la femelle. Mais elle sait très bien à qui est revenu le grand privilège de nettoyer la cage chaque semaine. Jacques a eu le beau rôle d'offrir les oiseaux mais elle ne l'a jamais vu aider à l'entretien de ces deux petites bêtes. Heureusement, sa fille devrait rapidement se lasser des perruches. Ce n'est qu'une phase comme tant d'enfants en ont.

Claudie a dû tenir tête à son mari pour inscrire ses enfants à l'école publique. Jacques voulait absolument qu'ils aillent dans un établissement privé, une école juive située à l'autre bout de la ville. C'était soi-disant important pour l'image de sa société. C'était important de montrer à la communauté qu'il pouvait payer une scolarité de qualité à ses enfants. C'était important pour continuer à se faire des relations. Et il était nécessaire que Claire et Jérémy soient très tôt éduqués dans la religion juive. Claudie s'y était opposée avec force. Qui allait conduire les enfants à l'école le matin ? Lui, peut-être ? Il était toujours tellement pressé de partir à son bureau situé près du parc des Buttes-Chaumont qu'il les regardait à peine le matin. Claudie n'avait pas le permis de conduire et elle n'entendait pas se lever aux aurores et imposer une heure de métro à ses enfants à l'aller – puis au retour. Elle voulait les garder au plus près d'elle. Elle vit pour eux, en symbiose totale avec eux. Depuis qu'elle est mère, elle se sent enfin complète. Personne ne peut se mettre entre ses enfants et elle, personne n'a ce droit, pas même son mari. C'est à elle de décider de la vie qu'auront les fruits de sa propre chair. Elle aurait voulu faire davantage d'enfants. Elle aurait voulu ne jamais s'arrêter d'en avoir. Mais Rica sa mère l'en avait dissuadée : « Tu veux rendre fou ton mari, ma fille ? Il ne supporte pas les bébés qui braillent. Rappelle-toi quand il te demandait pourquoi Claire pleurait alors qu'elle avait seulement quelques semaines. Et combien de fois t'a-t-il demandé d'aller arrêter les pleurs, les cris et les chamailleries des enfants ? Ton mari a besoin de se concentrer, il a besoin de calme. Et toi, tu dois veiller à ce qu'il ait ce calme. » Sa mère sait. Sa mère sait toujours tout. Mais pourquoi faut-il qu'elle prenne à chaque fois le parti de Jacques ?

LES LASSERY (vol. 2) Votre mari est un salaudOù les histoires vivent. Découvrez maintenant