Albert : Paris, octobre 1992

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Albert : Paris, octobre 1992

« Comantu... a... ourdui, Papa ?

- Quoi ? »

Juliette répète sa question un peu plus fort, en détachant davantage les syllabes.

« - Comment tu vas aujourd'hui, Papa ? »

Ah, ça y est, il a compris. Pourquoi sa fille parle-t-elle entre ses dents comme ça ? Il faut articuler quand on parle aux gens, surtout à un vieil homme de quatre-vingt-six ans comme lui.

« - Mieux... ça va mieux. Ta mère... m'a fait prendre... un bon bain aujourd'hui... Il était... à la température idéale. Elle s'occupe bien de moi... tu sais. »

Nino est dans son fauteuil. Malgré sa position assise, il a du mal à respirer. Un fin tuyau transparent relie ses narines à une imposante bouteille d'oxygène à côté de lui. L'oxygène l'aide à se sentir moins essoufflé. La télévision est allumée mais le son a été baissé, à moins que ce ne soit lui qui ne l'entende pas. Il a de petits problèmes d'ouïe ces derniers temps. De toute façon, même sans le son, il peut voir quand le programme Des Chiffres et des lettres commencera. C'est une émission qui le distrait bien. Plus tard dans la soirée, il y aura le tirage du loto – le moment qu'il ne doit pas manquer. Il a déjà posé sur la table, bien en évidence, les multiples grilles qu'il a remplies. Il les a sorties de la boîte où il stocke toutes ses archives de loto. C'est une grande boîte de chocolat vide, l'une de celles qu'il reçoit tous les ans de la part du Maire de Paris. En tant que personne âgée, il y a droit pour Noël. Il tient à ce petit avantage. Rica le sait. Tous les ans, elle va lui chercher la boîte de chocolat fin novembre à la Mairie de leur arrondissement. Ces chocolats, Nino les a baptisé « les petits Chirac ». Ils sont plutôt bons.

Il guettera bientôt chaque boule qui va sortir pour la comparer avec les numéros qu'il a cochés, qui correspondent à un mélange des dates d'anniversaire de Rica, Juliette, Claudie, Claire et Jérémy, et d'autres chiffres choisis au « hasard-balthazar ».

Cela va faire bientôt un an qu'il n'est pas sorti de l'appartement mais cela ne lui pèse guère. Du moment qu'il est chez lui avec sa femme, et que ses deux filles et ses petits-enfants viennent le voir, il est content. Sa femme Rica est aux petits soins pour lui mais il s'inquiète de la voir se fatiguer autant. A soixante-douze ans, elle n'a plus l'âge de jouer l'infirmière. Nino a beaucoup de mal à marcher et doit demander de l'aide au moindre déplacement. Il a besoin qu'on le baigne, qu'on l'emmène jusqu'au petit coin, qu'on le soutienne quand il s'habille. Il aimerait que Rica embauche une infirmière professionnelle qui viendrait les aider matin et soir, mais elle ne veut pas. Elle est têtue. Elle ne souhaite pas qu'une personne étrangère à la famille ait accès à leur intimité. Elle ne veut pas avoir à former quelqu'un et lui dire constamment quoi faire. Autant faire les choses elle-même, dit-elle. Rica est très maniaque. Elle a besoin que chaque chose soit faite d'une certaine manière. Elle a besoin de tout contrôler dans ses moindres détails.

Juliette est passée voir son père ce soir comme tous les soirs. Elle vit toujours dans le studio situé dans l'immeuble en face de chez lui. Il y a moins de deux ans, elle s'est mariée avec Gaston, l'homme qu'elle fréquente depuis sept ou huit ans déjà. Gaston a divorcé de sa première épouse et a déjà deux filles de dix-sept et quatorze ans. Il est comptable, vit en grande banlieue parisienne et vient le weekend voir Juliette au studio. Nino aurait voulu un autre mode de vie que celui-là pour sa fille. Rica le dit mieux que lui : à quoi rime un mariage si c'est pour vivre séparément ? Mais il est content que sa fille de cinquante ans ait finalement trouvé quelqu'un. Il est tranquille à présent : il a marié ses deux filles. Juliette a l'air d'être heureuse et d'avoir trouvé un équilibre. Il ne connaît pas très bien Gaston mais, d'après ce qu'il a pu voir, c'est un homme gentil et réservé, simple et prévenant. Et c'est un Juif tunisien. Sa fille a finalement compris qu'il valait mieux se marier avec quelqu'un qui nous ressemble.

LES LASSERY (vol. 2) Votre mari est un salaudOù les histoires vivent. Découvrez maintenant